CRIA CUERVOS de Carlos SAURA

CRIA CUERVOS

de

Carlos Saura

1975

Si vous voulez écouter la célèbre BO du film (« Porque te vas » de Jeanette, en lisant l’article: http://www.youtube.com/watchv=Saj0eaPN04o&feature=player_detailpage

Cria Cuervos est un film du réalisateur CARLOS SAURA, sans doute le plus important réalisateur du cinéma espagnol des années 70.

Sorti en 1975, le film a obtenu le Prix spécial du jury au festival de Cannes 1976.

C’est ce film qui a permis au cinéma austère et exigeant de Carlos SAURA de toucher le grand public et de se faire connaître à travers le monde.

CARLOS SAURA est né en 1932 (comme Truffaut) à HUESCA en Aragon, dans une famille de la bourgeoisie espagnole, famille d’artistes: sa mère était pianiste professionnelle et son frère aîné ANTONIO SAURA (né en 1930, décédé en 1998) est considéré comme l’un des plus grands artistes du XXème siècle.  Famille bourgeoise mais apparemment pas du côté des vainqueurs de la guerre civile, puisque leur père était républicain.

Diplômé de l’Institut de Recherches et d’Études Cinématographiques de Madrid en 1957, il réalise des courts métrages et gagne d’abord sa vie comme photographe pour des magazines. Il dit préférer cependant les vieux clichés des albums de famille que l’on retrouvera dans plusieurs de ses films: dans ELISA VIDA MIA il fait dire à Fernando REY « je déteste les belles photos ».

Il mettra cinq ans à élaborer son écriture cinématographique : Carlos SAURA considère que son troisième long métrage, LA CAZA ( la chasse) en 1966 est le véritable début de son œuvre.

C’est aussi le premier produit de la longue collaboration avec le producteur Elias QUEREJETA, rencontré en 1964, qui lui a permis de faire ce troisième film et qu’il lui donnera les moyens d’une expression personnelle en déjouant les pièges de la censure.

Carlos SAURA insiste sur le besoin de maîtriser, de contrôler ses moyens d’expression et d’avoir la plus grande liberté possible au travers de projets le plus souvent modestes, à petit budget.

On peut penser en cela au travail de BERGMAN dans les années 50, en Suède.

Parmi les particularités techniques du cinéma de Carlos SAURA, on peut noter qu’il tourne en décors naturels, dans un lieu principal généralement et qu’il filme dans l’ordre du scénario. Selon lui cette technique implique plus les acteurs et leur donne une marge d’improvisation, de suggestion.

Un film est, dit-il, une aventure où il ne sait pas d’emblée où il va, et on peut noter l’ambiguïté de sa démarche à la fois de contrôle maximal et de désir de se laisser surprendre.

C’est au milieu des années soixante, également, qu’il rencontre Géraldine CHAPLIN qui sera sa compagne et avec laquelle il tournera une dizaine de films (1967-1979).

Avec son visage particulier, enfantin et tragique à la fois, atemporel, sautant d’une génération à une autre, elle sera l’interprète privilégiée du cinéma de SAURA:

1967 Peppermint frappé

1968 Stress es tres tres

1969 La Madriguera

1970 El Jardin de las delicias (Le jardin des délices)

1973 Ana y los lobos (Ana et les loups)

1975 Cria Cuervos

1977 Elisa vida mia

1978 Los ojos bandados (Le yeux bandés)

1979 Mama cumple cien anos (Maman a cent ans)

Carlos SAURA a fait plus d’une quarantaine de films.

A partir des années 80 il s’intéresse plus particulièrement à la musique et à la danse.

Il collabore avec le danseur et chorégraphe Antonio GADES et réalise une trilogie sur le flamenco :

1981 Bodas de sangre (Noce de sang) d’après GARCIA LLORCA

1983 Carmen

1986 El amor brujo (L’amour sorcier)

Il célèbrera en 1998 le Tango dans son film éponyme

Et plus récemment en 2007 le Fado dans Fados.

En 2005 il était revenu à un cinéma plus grand public avec Le 7ème jour (avec Victoria Abril et José Garcia.)

Il présentait en avril dernier son dernier film Io Don Giovanni au Festival du cinéma espagnol de Nantes en ces termes: « Il y a peut-être trois chemins différents dans mon cinéma: des films qui racontent des histoires, des portraits d’artistes espagnols que j’admire [on peut penser à Goya en Buerdos de 1999] et des films musicaux. Io Don Giovanni peut-être vu comme une synthèse de ces trois courants »

CRIA CUERVOS quant à lui, raconte donc une histoire.

Son titre nous apparaît comme énigmatique. C’est la première partie du proverbe espagnol « Cria cuervos y te sacaran los ojos ». On pourrait traduire par « mordre la main qui nourrit » mais le proverbe est à mon avis plus imagé en espagnol ( + jeu comme souvent en espagnol sur les sons, les allitérations et les assonances). Ce proverbe fait référence aux enfants, à l’éducation: on élève des enfants et ils partent faire leur vie … « Il n’est pas exclu qu’après tous les efforts fournis pour les nourrir, les habiller, leur faire faire des études etc, ils se battent pour l’héritage » dit SAURA dans une interview de 2007 (bonus DVD).

Il va donc être question de transmission, d’héritage, et donc d’ingratitude.

Une critique de la société franquiste:

On a beaucoup dit que durant les années 70 le cinéma de Carlos SAURA était un défi à la censure franquiste. L’impossibilité d’exprimer directement ce qu’il avait à dire a fait de lui le cinéaste du détour et de la parabole, initiant un cinéma qualifié de « poétique ».

Il a recourt aux métaphores, aux symboles, pour critiquer la société franquiste et s’attaquer aux piliers du régime que sont l’église, l’armée et la famille.
Il y aurait donc un niveau de lecture du film que l’on peut qualifier d’ historico-politique.

Les personnages du film et les relations qu’ils entretiennent peuvent être vus comme une vision de la société espagnole (voir dans les bonus du DVD, l’intervention de Claude Murcia).

La maison, une grande demeure bourgeoise où le temps s’est arrêté, au milieu d’un jardin clos par des murs, en plein Madrid mais isolée des bruits, du mouvement et de la vie urbaine, demeure en décrépitude, que l’on n’arrive plus à entretenir, une piscine vide et lézardée: cette propriété en déréliction serait le microcosme de l’Espagne (on voit d’ailleurs des drapeaux espagnols sur les murs de la maison), Espagne isolée derrière ses frontières d’un monde et d’une Europe moderne, qui vacille après trente six ans de franquisme dans l’agonie du régime politique mis en place après la guerre civile.

La grand-mère paralytique et aphasique représente l’Espagne du passé, d’une aristocratie réduite au silence, murée dans de lointains souvenirs de grandeur, immobile et impuissante devant les photos du passé mais aussi du monde extérieur ( le lac suisse, Paris…).

La mère, Maria, décédée d’une maladie incurable, bafouée et maltraitée par son mari, serait la République anéantie par l’issue de la guerre civile et le pouvoir conjugué de l’armée et de l’église. Pianiste, elle a renoncé à sa carrière pour se marier et élever ses enfants. Elle représente à la fois la femme dépendante de son mari et aliénée à son devoir d’épouse et de mère mais aussi, en étant nettement située du côté de la culture, les artistes frappés par la censure de l’état dictatorial espagnol.

La tante, Paulina, sœur de la mère, désignée comme tutrice par le père, représenterait la bourgeoisie bien pensante qui s’accommode de la domination de l’armée et de l’église, elle est plutôt bigote et elle tombe amoureuse d’un militaire. Maîtresse de maison parfaite et éducatrice inflexible, très à cheval sur les principes et la discipline, elle aimerait reprendre l’éducation des fillettes en main et remettre en ordre cette maison mal tenue!

La bonne, Rosa , est une figure du peuple espagnol avec sa fantaisie, son bon sens, ses croyances superstitieuses. Elle est plantureuse et n’a pas renoncé à la sensualité. Elle est moins soumise aux principes et aux tabous moraux.

Les hommes sont ou militaires ou curés, de façon assez stéréotypée.

Les personnages masculins, le père et l’amant n’ont pas de rôle central.

Le père est mort dès la première scène. On sait qu’il était un militaire gradé, franquiste ( Portrait de Franco dans son bureau), et qu’il s’est engagé comme volontaire dans la division Azul (l’Espagne qui a gardé sa neutralité officielle durant la seconde guerre mondiale, a néanmoins envoyé des volontaires sur le front de l’Est, contre l’union soviétique, en juin 1941), division qui se battra sur le front de Leningrad.

On lui prête le pouvoir de type autoritaire et conservateur, très réactionnaire au niveau des moeurs et de la religion, du Franquisme (la Phalange étant le parti unique).

L’amant est un double « plus mignon » du père, qui peut séduire la tante et sur lequel elle aimerait s’appuyer. Mais c’est un homme qui a sans doute perdu de sa superbe, qui est trompé, qui a cru vivre un grand amour et qui ne sait plus où il en est.

On peut rappeler que Franco qui a gravi les échelons de la hiérarchie militaire pour devenir le plus jeune général d’Europe après ses faits d’armes au Maroc, était désigné par le nom d’ « el caudillo » (le guide) titre qui désignait un chef de guerre au moyen-âge.

Nous sommes donc devant un monde qui s’éteint, le franquisme finissant, un moment de l’histoire qui se fige : Franco est malade depuis1969, il a la maladie de Parkinson. Il a désigné Juan Carlos comme successeur à sa mort, en tant que roi d’Espagne et il a nommé un président du gouvernement, son bras droit, l’amiral Luis Carrero Blanco qui est tué dans un attentat de l’ETA à Madrid en 1973. L’agonie de Franco est longue, il est hospitalisé, inconscient mais maintenu artificiellement en vie pendant plusieurs semaines, sa mort finira par être déclarée le 20 novembre 1975.

La mort du père dès la scène d’ouverture ferait donc écho à celle du chef de la nation.

C’est aussi un monde angoissant. En 1975 la succession de Franco et la transition démocratique sont alors incertaines et extrêmement préoccupantes pour l’Espagne. Certains observateurs envisageaient même un retour à une forme de guerre civile alors que nous savons à présent que la transition démocratique a été un processus pacifique (on peut voir sur le mur de la propriété alors que les fillettes sortent l’inscription « viva el rey Juan Carlos ! »).

La scène finale du départ à l’école des trois sœurs, qui sortent de la propriété et de son huis-clos, serait l’espoir de renaissance, d’ouverture de l’Espagne sur le reste du monde, de liberté retrouvée et n’est pas sans évoquer a posteriori le vent de liberté sur le plan culturel et l’ébullition créatrice due à la nouvelle génération de créateurs et d’artistes espagnols, de ce que l’on a appelé « la movida » des années 80.

Mais bien que la société espagnole ait changé radicalement, Carlos SAURA a continué à éviter les raccourcis trompeurs. Ce que l’on pouvait en 1975 encore prendre pour une tactique était bel et bien sa démarche personnelle: s’il nous parle de l’histoire c’est à travers son histoire. Pour dire l’Espagne d’hier et d’aujourd’hui, il explore un paysage mental, son paysage mental, ses souvenirs, ses rêves, ses cauchemars.

D’ailleurs dans l’interview présentée en bonus du DVD, en 2007, Carlos SAURA n’érige pas son film en parabole du franquisme et de sa critique. « On y a trop vu de symboles » dit-il.

Il nous dit que son film est un film sur l’enfance et qu’il a été plus inspiré par l’idée de traduire les fantasmes meurtriers d’une petite fille que par la situation politique de l’Espagne d’alors. Et de façon plus anecdotique, par l’envie de filmer la maison à l’abandon qu’il voyait depuis ses fenêtres, juste en face !

Le Réalisme onirique :

Une constante tout au long de l’œuvre cinématographique de SAURA: ses personnages sont traumatisés, blessés, amputés d’une partie d’eux-mêmes. S’ils vivent au présent, le passé les tirent en arrière. Pour vivre il faut re-vivre, re-présenter, se représenter, imaginer ce qui a pu échapper et les personnages de SAURA n’en finissent pas de recoller les morceaux d’une histoire pleine de trous.

Ainsi par exemple :

1970 El jardin de las delicias (Le Jardin des délices): un riche industriel de 45 ans sort paralysé et amnésique d’un accident de la route. Sa famille et ses amis tentent de lui faire retrouver la mémoire en lui faisant revivre les moments importants de sa vie tandis que lui-même est livré à ses propres fantasmes.

1974 La prima Angelica ( La cousine Angélique): vingt ans après la mort de sa mère, Luis retourne dans le village de Castille où il a passé son enfance pour ramener la dépouille de sa mère dans le caveau familial. Il se retrouve harcelé par ses souvenirs, la guerre civile dont il a été témoin, la cousine dont il était amoureux etc.

Il y a d’ailleurs une grande intertextualité entre les différents films de SAURA et il y aurait tout un travail à faire de recherche de références d’un film à l’autre. Le prénom ANA en est un exemple, une quasi constante, prénom que portait déjà la petite actrice dans le film L’esprit de la ruche de Victor ERICE (1973), son propre prénom, film où Carlos SAURA l’a découverte.

Mais il y a bien d’autres indices, comme par exemple la photo de la cousine Angélique que l’on retrouve dans le mur de photos de la grand-mère dans CRIA CUERVOS.

Dans CRIA CUERVOS on peut souligner plusieurs points:

S’il y a une unité de lieu assez forte (à part l’échappée du dimanche passé à la campagne, tout le film se passe dans la maison et son jardin ) il y a constamment un jeu sur la temporalité. Les marqueurs temporels sont remis en question en permanence.

La mémoire et le passage du temps sont des thèmes fondamentaux du film, et ils se déploient en un tissage complexe et dans un jeu de mises en abyme : Le présent d’Ana adulte qui raconte est en fait un futur ( « aujourd’hui, avec le recul des vingt ans qui ont passé depuis » dit-elle), un futur par rapport au temps du film et du présent des fillettes ( clairement daté de 1975 : carte de bonne année dans la chambre des enfants « feliz ano1975 » par exemple). Mais les souvenirs que rapporte Ana se déploient sur une période bien plus longue que ces vacances des fillettes et sont impossibles à dater précisément : on ne sait pas exactement à quand remonte la mort de la mère, par exemple. Maite qui a six ans environ, dit que « sa mère est morte quand elle n’était pas née » (ce que lui a raconté Ana), elle n’en aurait donc aucun souvenir, mais Ana se voit en compagnie de sa mère (et nous avec elle) telle qu’elle est en 1975, à l’âge de huit ans (Ana est née selon les photos du générique, en Février 1967) et les photos du générique nous la montrent avec ses deux parents dans la temporalité du film. Rosa lorsqu’elle parle à Ana de ses enfants, lui dit qu’elle en a rencontré un « l’an passé, avec ta mère »… Les dates ne sont pas le fort de Rosa qui, répondant aux questions d’Irene sur la fin de la guerre d’Espagne, lui répond correctement que celle-ci s’est terminée en 1939 mais elle poursuit en parlant de l’engagement du père dans la division Azul, engagement qui daterait donc au moins de juin 1941…

Il y a constamment glissement d’une scène à une autre et un emboîtement d’un souvenir dans un autre à la manière de poupées russes : par exemple lorsque Rosa prépare les fillettes pour l’enterrement du père, et qu’elle coiffe Ana devant le miroir, c’est la mère qui se substitue à elle (jeu des baisers) et lorsque Ana est ramenée par Rosa à la réalité (« A quoi tu penses ? » /réalité du souvenir en fait.. ), Ana questionne Rosa sur la croix qu’elle porte et que l’on vient de voir au cou de sa mère (elles portent la même croix ( !), donnée par la grand-mère à sa fille, pour la « protéger des démons » !).

De même, il y a un glissement lors du dimanche à la campagne, chez Nicolas et Amelia, après la mort du père donc, glissement vers un autre souvenir d’Ana, dans ce même lieu, alors que ses parents étaient encore vivants, mais c’est la même petite fille, avec les mêmes vêtements etc, ce sont les mêmes personnages, communs aux deux scènes, qui nous sont donnés à voir.

Le fait que ce soit la même actrice, Géraldine CHAPLIN, qui joue Maria, la mère d’Ana (qui porte d’ailleurs toujours les mêmes vêtements, à l’exception de la scène où elle se tord de douleur dans son lit et où elle est en chemise de nuit bien sûr, et on peut se demander si ce sont ceux dans lesquels elle a été enterrée) et Ana adulte qui raconte, ajoute à la perte de repères temporels.

Une différence subtile entre les deux personnages : c’est Géraldine CHAPLIN qui parle ( avec son accent anglais) lorsqu’elle joue la mère, mais elle est doublée en espagnol lorsqu’elle joue Ana adulte.

La mémoire est trompeuse et les souvenirs toujours faussés, toujours reconstruits. Il s’agit de cinéma bien sûr donc certainement pas d’une réalité historique mais au-delà de la mise à mal des conventions qui régissent ce type de représentation (utilisation de flash back par exemple), c’est à la réalité psychique que nous avons affaire ici, comme dans notre travail d’analyste, et aux lois de l’association libre avec les glissements inconscients d’une représentation à une autre. Même si encore une fois, c’est un travail de construction cinématographique…

La musique participe du jeu sur le temps.

Il y a 3 musiques, associées à chaque génération de femmes et emblématiques de chacune d’entre elles. Plus proches en fait qu’il n’y paraît, dans leur thème.

L’air mélancolique que joue la mère au piano et que l’on entend dès le générique, est un morceau de Frederico Monpou (cancion y dansas n°5), compositeur et pianiste espagnol, formé en grande partie à Paris, surnommé le « Debussy espagnol ». Il était lui-même sujet à la « neurasthénie » comme on disait alors et ce morceau renvoie à la carrière avortée de la mère d’Ana et à son destin tragique.

La chanson AY MARICRUZ, air désuet de Valverde, Leon et Quiroga, chanté par Imperio Argentina, que la grand-mère écoute sur son magnétophone et qui semble la plonger dans une rêverie nostalgique, air triste et histoire d’une fille superbe devenue prostituée, dans la tradition des chansons réalistes d’antan.

Air que chante également Rosa au moment où elle fait les carreaux en compagnie d’Ana : elle parle à Ana comme elle se parlerait à elle-même : « Tous les hommes sont pareils, tu t’en rendras compte lorsque tu seras une femme. Ils ne veulent qu’une chose, il ne faut pas se laisser prendre. Il n’y a qu’à voir ton père, quel coureur ! Il aimait tous les jupons, j’ai du me sauver bien des fois. Il avait les mains baladeuses ». Puis le père apparaît derrière la vitre comme si c’était un souvenir de Rosa par un glissement de la caméra, il devient une remémoration d’Ana, vue du point de vue d’Ana enfant qui, accompagnée de sa mère, surprend son père en train de caresser la poitrine de Rosa, complaisante, à travers la vitre.

PORQUE TE VAS, l’air de Jeanette, devenu tube, seul disque qu’écoute Ana (c’est toujours elle qui met cette chanson sur le tourne disques), voix acidulée et enfantine, air rythmé et entraînant, signale l’évasion ludique du monde environnant puisqu’elle permet aux petites filles de danser et c’est cette chanson qui conclut le film dans la jolie scène finale très dynamique. Mais plus fondamentalement triste et nostalgique, chanson d’amour désenchantée dont les paroles collent parfaitement aux états d’âme d’Ana.

L’utilisation des photos, de l’album de photos du générique, au mur de photos de la grand-mère recluse dans son passé, ayant comme rare distraction la contemplation des photos anciennes, comme support ou substituts des souvenirs mais aussi de l’imagination; les photos participent à ce jeu de l’ellipse.

La photo est, dit SAURA, toujours liée au passé, elle n’est qu’une trace, mystérieuse, lacunaire qui appelle d’autres images, un récit, une démarche de la mémoire et de l’imagination. La photo a partie liée avec la mort. Le présent de la photo appartient toujours au passé, jamais au présent. « La vie passe et à la fin, il n’y a plus que les photos » dit Saura.

Scène intéressante où Ana s’occupe de sa grand-mère: elle lui montre les photos anciennes, questionnant la grand-mère sur la jeune fille que l’on voit sur l’une d’entre elles, puis elle lui montre la carte postale du lac italien où, dit-elle, la grand-mère a passé son voyage de noce, lui montre la fenêtre de la chambre qu’elle occupait avec son mari etc. Or la grand-mère ne reconnaît pas tout cela et semble dans la plus grande perplexité… C’est donc bien Ana qui raconte et qui redouble son récit en prêtant son imagination à sa grand-mère, en reconstituant de toutes pièces la mémoire supposée défaillante de la grand-mère.

La temporalité est celle du rêve; les procédés sont ceux du rêve (figuration, déplacement, condensation).

Saura dit que la réalité est un leurre, elle n’est qu’une connaissance partielle et l’imagination fait partie de cette réalité. On peut penser à la phrase de BUNUEL « Le cinéma est le meilleur instrument pour explorer le monde des songes ».

Saura dit qu’il se réfère en cela à la tradition littéraire espagnole (dans l’interview de 2007), à l’utilisation du dédoublement des personnages, de la mise en abyme et du jeu sur les codes temporels tels que l’on peut les trouver dans la littérature du siècle d’or, chez de nombreux auteurs, chez CERVANTES par exemple ou chez CALDERON (il cite plus particulièrement Le grand théâtre du monde de CALDERON ).

Les rêves récurrents sont un sujet qui l’intéresse beaucoup, dit-il.

Il raconte que le rêve d’Irene à la fin du film est un rêve que la petite fille lui avait raconté. Il demandait aux enfants de quoi elles avaient rêvé la nuit précédente et il avait incité Irene à raconter son rêve, disant qu’elle s’était prise au jeu et qu’elle en avait certainement rajouté.

Les scènes entre Ana et sa mère sont des leitmotiv qui fonctionnent sur un même schéma :

Ana n’arrive pas à dormir et va voir sa mère. « No tengo sueno ! » dit-elle de façon répétitive. On peut penser ici au double sens de « sueno » en Espagnol, qui signifie « avoir sommeil » mais « sueno » c’est aussi le rêve et Ana a bien des rêves puisque c’est au cours de ces rêves qu’elle convoque sa mère (elle ferme fort ses yeux et la mère apparaît), qu’elle cherche sa tendresse et sa complicité.

Les personnages de Saura sont confrontés à la recherche de l’altérité, au double, à l’autre qui parfois les hante. C’est le cinéma du « Je est un autre », Carlos SAURA travaille à déployer les facettes contradictoires de l’existence, à en montrer toute l’ambivalence.

Qui parle quand on dit « je » ? Qui censure, qui permet de parler ou de se taire? (on peut penser aux injonctions de la tante Pauline « on ne dit pas de mensonge », « on parle à haute voix ou on se tait »). Qu’en est-il des pensées, du discours intrapsychique ? Qui fait apparaître ou disparaître les images ?

Dans CRIA CUERVOS, tout le film se déploie à travers le personnage d’Ana, du point de vue d’Ana.

Dans le récit rapporté, c’est donc Ana qui voit ( Intensité de son regard à la fois triste et porteur d’une incompréhension face à ce monde des adultes dont elle découvre les codes, « le monde des adultes n’intéresse pas les enfants » dit SAURA dans l’interview de 200, ce n’est sûr du tout, Ana semble au contraire très curieuse de ces mœurs adultes), Ana qui entend, qui en apprend plus qu’elle ne devrait, qui subit et se défend.

Elle fuit la réalité dans le monde des rêves, de l’imagination nous dit SAURA et à la mort omniprésente et subie, elle oppose le pouvoir de tuer qui elle veut, « elle veut tuer tous ceux qui l’embêtent » dit-il.

Carlos SAURA ne fait pas preuve de complaisance dans sa vision de l’enfance.

Ana croit encore du haut de ses huit ans, au pouvoir et à la parole magiques.

Elle a encore « la foi » comme dit Victor ERICE à propos de son film « L’Esprit de la ruche ». Il fait une remarque intéressante à propos du jeu des enfants et rappelle qu’en espagnol il y a une expression enfantine où on distingue « jugar de verdad » et « jugar de mentira », on peut penser qu’Ana, au cours du film, passe de l’un à l’autre (de la réalisation hallucinatoire au fantasme, à la représentation). Le poison fatal donné par la mère va redevenir bicarbonate de soude.                                                                        

Ana prend ses désirs pour la réalité. Elle s’accroche à la parole qui réalise les désirs, comme dans les contes, comme dans les rêves. Son ton est autoritaire et affirmatif lorsqu’elle ordonne à Rosa de lui montrer ses seins, comme dans un jeu, « je compte jusqu’à cinq… », lorsqu’elle revendique la possession du pistolet de son père « santa rita, rita, rita, lo que se da no se quita ».

Le langage est de l’ordre du performatif, langage où les mots auraient la force des actes.

Du même ton avec lequel elle s’oppose à sa tante, n’hésitant pas à expérimenter le mensonge comme affirmation d’une pensée qui lui serait propre, intime, elle énonce face à la caméra « que se muera ! », comme elle a ordonné à ses sœurs de mourir lors du jeu de cache cache à la campagne (jeu « pour de faux »).

L’image des pattes de poulet dans le réfrigérateur vient souligner l’intrusion d’une pensée magique, d’un objet supposé magique, lié à l’exorcisme, dans une réalité concrète, quotidienne.

Ana est confrontée à la pulsion de mort, à la dualité eros/ thanatos.

Le film est tout entier sous le signe de l’ambivalence.

L’enfance d’Ana est marquée par le deuil, elle est dans le présent du deuil, du travail du deuil, et elle est préoccupée et on le serait à moins, elle est obsédée par la mort, celles des parents, celle des autres ( la grand-mère, la tante, son animal ) mais aussi la sienne.

Qu’est-ce que la mort pour un enfant ? Voir les questions que pose Maite à Irene : « que se passe-t-il quand on meurt ? Comment meurt-on ? ». Est-ce que la prière va suffire à ramener le mort ? (prière après l’enterrement du cochon d’inde, à mettre en parallèle avec la prière après le jeu de cache cache où les sœurs sont « mortes »).

Les questions métaphysiques de la plus petite des sœurs, Maite, viennent ici en contrepoint replacer les interrogations sur la mort dans le contexte de l’enfance et de la découverte du monde, rappelons que c’est Ana qui est l’auteur du scénario…                                                                                                                                                              Ana caresse les cheveux de son père lorsqu’elle le trouve mort dans son lit (comme elle caresse les cheveux de la tante endormie ou son hamster mourant, rituel peut-être vu au préalable?)  mais refuse d’embrasser le corps refroidi dans son cercueil.                   

Que fait -t-on lorsqu’on se lance de la terrasse d’un immeuble.? Est-ce un suicide ou est-ce que l’on vole?

La mort est aussi une délivrance, la mère veut mourir, Ana propose à sa grand-mère de l’aider à mourir et ne comprend pas son revirement lorsqu’elle lui propose sa poudre magique.

L’image, le voir est une effraction, une révélation qui peut être brutale.

La scène inaugurale de CRIA CUERVOS mêle les gémissements de plaisir d’Amelia et les râles de l’agonie du père. La petite fille entend puis voit. Elle est dans la transgression, la culpabilité, l’angoisse, voir c’est accéder à ce qui est interdit.

Si on passe à un niveau de lecture plus psychanalytique, la scène d’ouverture du film peut se lire comme la répétition ou le fantasme d’une scène primitive, une scène originaire (importance de l’audition, après que le piano se soit tu, on entend ce qu’entend Ana dans la pénombre, tandis qu’elle descend lentement l’escalier). Répétition sans doute car Ana, plus curieuse que ses sœurs, semble avoir l’habitude de se promener la nuit pour aller voir et écouter ce qu’elle ne devrait pas.

Scène originaire dans l’après coup de la compréhension de son aspect sexuel mais qui se complique du fait qu’Ana trouve son père mort (vision assez crue de la découverte par Ana du corps du père à partir des pieds jusqu’à la tête renversée en arrière, inquiétante étrangeté de cette vision) et qui plus est, Ana est persuadée de l’avoir tué (scène du verre qu’elle va laver et qui se répètera comme un rituel obsessionnel lorsque Ana pensera avoir tué sa tante).

Voilà d’entrée le père hors-jeu, ce père qui se manifeste dans les souvenirs d’Ana, surtout par son absence.

Dans l’ensemble indissociable des trois fantasmes originaires (scène primitive, castration, séduction) ne peut que s’opérer un déséquilibre .

Si on rapproche cette remémoration, de la représentation qu’Ana nous donne de la mort de sa mère, on constate qu’Ana ne rapporte pas le souvenir de sa mère morte ou de sa mise en bière, comme pour son père réduit à l’impuissance. Lorsqu’elle se remémore sa mère, c’est son agonie qui vient : la scène terrible de la mère qui se tord de douleur dans ce même lit conjugal, qui se vide de son sang (on peut s’interroger sur le sens que donne alors l’enfant aux linges ensanglantés qui remplissent la bassine que porte Rosa) et les paroles de sa mère :  » tout est mensonges. Il n’y a rien. On m’a trompée. J’ai peur, je ne veux pas mourir! ».

« Je veux mourir, je suis malade » disait la mère au père lors de la scène de dispute qui suit [je rappelle l’enchaînement : scène de l’agonie, Rosa renvoie l’enfant « va jouer ! », Ana se bouche les oreilles pour ne plus entendre sa mère, piano, puis Ana couchée, se lève, descend, va voir sa mère, lui demande de lui jouer le morceau de piano, le père entre au moment où Ana retourne se coucher, les parents se disputent en présence (fantasmée) d’Ana]. C’est donc le père qui attaque la mère, la rend malade et la tue, Ana ne peut, dit-elle, que le rendre responsable.

Mais, dit Ana adulte « pourquoi est-ce que je voulais tuer mon père, c’est une question que je me suis posée cent fois et les réponses qui me viennent maintenant avec le recul des vingt ans qui sont passées, sont trop faciles et ne me satisfont pas ».

La scène est traumatique car doublement destructrice, de façon classique par l’effet d’effraction et de sidération, dont rend compte le regard pétrifié d’Ana, effraction d’une scène traduite en termes de violence faite par le père à la mère mais traumatique également par le fait qu’elle laisse la petite fille bien seule, avec ses pulsions de mort, avec sa destructivité.

Le fantasme de meurtre est allié à la scène primitive au point de s’y confondre, avec le vécu énigmatique observé et ressenti par l’enfant de ce qui peut mettre les adultes hors d’eux mêmes, qu’il s’agisse d’une scène érotique ou d’une violente dispute tout aussi érotisée par les protagonistes eux mêmes. L’enfant perçoit la relation sexuelle, nous dit Freud, comme un acte de violence visant à soumettre l’autre, mais plus encore, il y voit un acte pouvant entraîner la mort de l’autre. La scène primitive se voit assimilée à une scène de meurtre.

La fonction structurante de la scène primitive, qui va instaurer la différence des sexes et des générations, l’organisation et l’élaboration d’une bisexualité psychique, achoppe ici sur une triangulation impossible et le potentiel désorganisateur de la scène primitive domine. Le regard d’Ana, impassible, vu sous ce jour, pourrait évoquer la déliaison de la scène primitive qui, selon Bion, pourrait affecter, les liens associatifs et la pensée. Le clivage psychique, stratégie d’évitement qui permet de regarder l’événement traumatique de l’extérieur, signe ici la lutte contre l’angoisse, « terreur sans nom » de Bion, qui pourrait resurgir de façon non prévisible, non contrôlable, comme un cauchemar. On peut penser ici au réveil brutal d’Ana qui crie « je ne veux pas mourir ! » (après la scène de dispute des parents) ou aux paroles d’Ana adulte (avant le souvenir de l’agonie de sa mère) : « je me souviens de mon enfance comme d’une période interminablement longue, triste et où la peur prenait toute la place, la peur de l’inconnu » ».

Dans cette architecture troublante du film qui mêle passé, présent, futur, qui dédouble les personnages (Maria, Ana adulte) c’est donc la question de la construction de l’identité qui est posée et on peut se poser la question de la répercussion de ces événements traumatiques sur l’enfant d’abord, cette fillette en période de latence dans la dissolution de l’Œdipe, sur l’adulte que deviendra ou qu’est devenue Ana (si Ana vient témoigner vingt ans après face à la caméra et si elle semble apaisée, rien ne nous est dit de ses états d’âme).

Considérons le jeu des identifications possibles:

Dans cet univers presque exclusivement féminin, l’identification à la mère est suggérée et quasi programmée par l’entourage, ainsi les paroles de la bonne et en mode mineur de la tante qui assigne à la fillette le rôle de double de la mère, d’enfant phallus de la mère.

Pourquoi Ana?

On peut faire l’hypothèse d’une expérience de la mort plus archaïque pour Ana et sans doute d’une dépression de la mère. Ainsi le récit de Rosa sur sa naissance : elle ne voulait pas sortir, « ils ont dû l’obliger, le docteur, l’anesthésiste, la sage-femme tiraient n’y arrivaient pas », elle porte les stigmates des forceps sur ses tempes lui dit Rosa. On est bien là dans un fantasme des origines qui noue naissance, mort et engendrement. Sa mère ne l’a pas allaitée car trop faible et ce serait Rosa qui s’est occupée du bébé (pourtant des photos du générique montre Ana au sein de sa mère puis sa mère lui donnant le biberon).

Comment quitter le premier objet d’amour, mère menaçante pour sa féminité, alors qu’Ana balance entre un « l’une est l’autre » fusionnel et une mère décédée, attaquée pas ses objets internes voire son bébé. Une mère doit être présente pour être quittée.

Lorsqu’elle se projette dans une relation maternée et maternante, au travers de l’échange avec son poupon, c’est avec ambivalence et pulsions agressives : voir les deux scènes où Ana joue avec son poupon : dans la piscine vide, contenant maternel en déréliction, où elle s’est construit une cabane précaire, elle gronde sa poupée comme on pourrait la gronder elle-même, « elle est vilaine, ne fait pas ce qu’elle devrait, méchante avec ses sœurs et sa tante, désobéissante et voleuse », dans la cuisine avec Rosa mimant un allaitement (la poupée l’a mordue !).

Le discours de la mère est ambigu, tendre et complice certes, mais aussi manipulateur (lorsqu’elle l’envoie rappeler à l’ordre le père qui flirt avec Amelia lors du dimanche à la campagne par exemple). C’est la mère omnipotente qui est à l’origine des pouvoirs de mort fantasmés de la fillette, puisqu’elle donne à Ana le poison supposé fatal.

Guère de transmission possible avec la grand-mère mutique, déjà dans un au-delà, un purgatoire, absente quel que soit le côté de la vitre où elle se trouve, plus qu’un petit effort et elle disparaît ( d’ailleurs Ana veut bien l’y aider). Ana s’adresse à elle, la « pauvre petite » comme à son poupon. La grand-mère est aussi la mère d’enfants morts, la mère d’Ana et un fils décédé on ne sait quand.

Rosa (qui a eu quatre enfants dont un qui est mort) a envie de faire d’Ana, qu’elle sent plus réceptive, sa confidente comme l’était, dit-elle, la mère de la fillette. Elle l’initie à un discours sur la sexualité et sur la maternité, mais de bien curieuse façon, son discours est à la fois excitant et inquiétant pour l’enfant et ne peut que renforcer l’angoisse. Elle lui parle des infidélités du père, de la souffrance physique et morale de sa mère mais aussi de sa naissance, effrayante on l’a vu et décevante pour le père : « Dieu l’a puni : trois filles ! ».

Si elle ressemble à sa mère, lui rappelle Rosa, c’est toujours en négatif (elle est maladroite, elle ne sait pas faire), dans les manques de cette mère, dans son incapacité à séduire son mari, son incapacité à materner sa fille.
Rosa qui pourrait être un substitut maternel, remplit plutôt le rôle de la sorcière (nom dont elle qualifie la grand mère !) des contes, la mère envieuse et castratrice qui vient barrer pour l’enfant ou du moins compliquer sérieusement l’accès à une sexualité génitale heureuse et désirante.

La scène où Ana demande d’un ton autoritaire à Rosa de lui montrer ses seins vient après le discours négatif de Rosa sur les capacités maternelles d’Ana et sur sa naissance problématique. La scène qui fait écho à la scène où le père caresse la poitrine de Rosa à travers la vitre peut être vue comme une tentative d’identification au père, tentative qui l’a laisse stupéfaite « qué gigantes ! ».

Bien que la fonction symbolique du père, sa fonction séparatrice, ait été mise à mal par la mère, il y a identification au père, à un père, ainsi dans la scène où les petites filles dansent, elles font à leur tour le cavalier. Irene interroge Rosa sur son père et s’intéresse à son ami, Nicolas, qu’elle trouve beau. Irène est à l’entrée de l’adolescence (elle a onze ans) et elle peut investir un objet d’amour extérieur (elle a écrit une lettre au voisin de l’immeuble d’en face et guette son retour de vacances). Elle découpe des photos de stars sexy dans les magazines (photo de Raquel Welch en maillot de bain), elle joue avec les attributs de la féminité (scène du soutien-gorge que met Irene. Ana dit qu’elle n’en portera jamais et Irene lui répond « si tu n’en portes pas, tu ne pourras pas courir ! » avec le double sens du verbe…).

Ana est encore vis à vis de son père dans une revendication phallique. Elle réclame son pistolet, le pistolet qu’il lui a donné, un « jouet de garçon pourtant » lui dit Nicolas. Les deux sœurs renchérissent, le père leur a légué à toutes les trois un objet en rapport avec ses valeurs phalliques dans une scène où est évoquée, en contrepoint, la capacité du père à donner la mort dans ses activités militaires. Rappelons que c’est le père qui donne la mort, comme militaire mais aussi comme mari.

Les vœux de mort envers Paulina et la décision de lui administrer le poison fatal arrivent après la scène du pistolet, scène où Ana surprend Paulina et Nicolas et les menace avec le revolver, Paulina hystérique gifle Ana, disant qu’elle n’en peut plus (« no puedo mas » : ce que disait Maria, la mère d’Ana à la fin de la scène de dispute), tandis que Nicolas essaie de convaincre Ana plus affectueusement. Paulina et Nicolas s’embrassent sur l’air de « Porque te vas » qu’ Ana écoute dans sa chambre, Ana minaude en imitant Paulina (elle s’identifie) face à la caméra comme devant un miroir et déclare qu’elle doit mourir.                                                                                                                                                              A quel titre Paulina doit-elle être tuée ? Elle l’a giflée soit, mais est-ce qu’elle doit mourir parce qu’elle est un substitut maladroit de la mère ( les deux sœurs semblent tout à fait prêtes à l’investir comme telle). Est-ce que par sa crise d’hystérie, Paulina montre son incapacité à supporter les attaques de l’enfant ?

Est-ce qu’en s’immisçant dans le rapproché amoureux, la triangulation réactive la pulsion de mort et la destructivité, avec la force de l’excitation ? Un éprouvé d’exclusion, de tiers exclu et l’attraction vers le négatif.

Ana a déjà souhaité la mort de Paulina, au moment où Paulina, se substituant à sa mère et voulant la rassurer, lui propose de lui raconter l’histoire d’Almendrina, le conte que lui racontait sa maman. Est-ce parce qu’elle ose prendre la place de la mère ou parce qu’elle réactive l’angoisse de mort, à travers l’histoire de la minuscule petite fille, l’angoisse de dévoration, de néantisation liée à l’imago maternelle menaçante et mortifère, dévorante et dévorée. Le fantasme de meurtre, le désir de meurtre vient ici jouer comme inversion de cette logique, comme transgression.

Le fantasme de perte narcissique, d’origine maternelle, ne pourrait être comblé que par un fantasme de séduction paternelle qui serait plus structurant.

De mon point de vue, Ana, captive de la pulsion de mort de ses deux parents (on peut penser au concept de parents combinés de Mélanie Klein), se donne malgré tout, envers et contre tous et toutes, une issue pour garder active la pulsion de vie, l’eros, en s’identifiant à l’objet de désir du père.

La scène de jeu où les fillettes jouent la scène de dispute, qui reprend une scène de dispute des parents, scène peut-être vue ou entendue par Ana du vivant de ses parents (ou souvenir reconstitué à partir des paroles de Rosa lorsqu’elle lui raconte « qu’une nuit sa mère a attendu son père toute la nuit etc » ), est particulièrement intéressante. Elle est considérée par les critiques comme une scène de catharsis où les fillettes évacueraient la tension provoquée par les disputes parentales et plus précisément la scène de dispute qui va venir dans la chronologie, rappelons-le, après la description de l’agonie de la mère.

Dans la scène que joue les fillettes, Irene joue le rôle du mari et Ana joue le rôle de la femme, apparemment de la mère et la scène se conclut par les mots de la mère « me quiero morir ! » mais en fait son personnage tient tête au personnage du mari et lorsqu’on écoute les prénoms que se sont donnés les fillettes, c’est Amelia que joue Ana. Amelia, la maîtresse du père, que la petite Ana trouve très jolie (lorsque Irene dit à Paulina que leur père était avec Amelia lorsqu’il est mort et que Paulina demande à Ana comment ce mensonge lui est venu, elle répond qu’un jour son père a dit qu’Amelia était très belle, que sa mère lui a dit qu’il exagérait et qu’elle-même trouve qu’elle est très belle). Amelia dont Ana adulte dit que c’était « une femme chaleureuse, affectueuse, sensuelle et qu’elle comprend pourquoi elle a plu à son père ».

D’ailleurs, le moment de sortie vers la propriété à la campagne de Nicolas et Amelia est dit Ana adulte, un très bon souvenir (« les souvenirs de cette époque ne sont pas tous malheureux « dit-elle). Elle se souvient de la tenue qu’elle portait pour y aller et se rappelle leur maison comme « un havre de paix appartenant à un autre monde ».

« En naissant les enfants doivent tuer leurs parents, surtout les mères » dit Carlos SAURA dans l’interview de 2007.

Ana rééquilibre la dynamique qui existe entre les trois fantasmes originaires grâce à la construction d’un désir, fonction dynamisante de contre investissement envers l’attraction négative de l’inconscient et celle régressive de la pulsion de mort : le désir du désir de l’autre.

Le rêve final, raconté par Irène, à sa place de rêve cette fois, vient donner un contenu à l’angoisse contre laquelle Ana semblait lutter seule tout au long du récit et c’est Ana qui rappelle à sa sœur « papa et maman sont morts ».

La complicité et la solidarité des trois filles et leur affection mutuelle sont des éléments sur lesquels elles peuvent compter. Elles font toutes les trois partie de la couvée. « Il est temps de te tuer » disait le chasseur dans le rêve d’Irene, « je me suis réveillée » conclut Irène. Ce sont les dernières paroles du film.

La scène finale avec ces fillettes aux uniformes bleu marine peut se voir comme une envolée de corbeaux, qui s’égaillent dans une chorégraphie très différente de la façon préalable de filmer, cadrées du plus lointain au plus près, jusqu’au flou des traits noirs en mouvement confondus avec l’objectif.

Il est temps pour les fillettes de quitter la maison, d’aller découvrir le vaste monde (en l’occurrence Madrid vue comme une ville moderne et dynamique), de rejoindre le groupe de leurs semblables, de sublimer leurs pulsions en pulsion de savoir.

Il est temps pour les petites filles de s’envoler pour échapper à l’héritage des parents mortifères, d’aller vers un futur (au double sens du mot « futur » pour une fille) et donc de faire preuve d’ingratitude !

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Publié par Psy-Troyes

Psychologue, psychothérapeute, psychanalyste

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