JACKSON POLLOCK : L’ALCOOLISME
Le mot « alcool » vient de l’arabe Al Kuhl qui désigne la poudre d’antimoine, utilisée en alchimie (se rapproche de l’arsenic). Le mot a la même origine que le Köhl, maquillage qui rend les yeux brillants. Il s’agit donc d’un terme où se combinent le chimique et le magique, avec en arrière-plan du féminin.
Il s’agit essentiellement d’une forme d’appétence et de dépendance.
On distingue la « conduite alcoolique » qui suppose un moteur qui pousse le sujet à boire, de l’ « intoxication alcoolique » avec les effets cliniques de l’alcool, effets souvent lourds de conséquences psychiatriques, somatiques et sociales. Pour l’aspect psychiatrique, cela va de l’ivresse jusqu’aux délires alcooliques et aux démences.
La motivation de la conduite reste incertaine ainsi que la frontière entre alcoolique (qui suppose une tolérance à l’alcool, une accoutumance et une dépendance) et buveur excessif.
L’alcoolique serait celui qui ne peut s’abstenir de boire et dont un certain équilibre, certes pathologique, nécessite un apport d’alcool régulier plus ou moins important. Il commence par une tolérance à l’alcool qui devient une accoutumance puis une dépendance.
L’alcoolisme n’est pas un concept psychanalytique, c’est une entité hors du champ de l’analyse.
La conduite alcoolique n’est pas un symptôme au sens analytique, car elle ne peut se comprendre comme compromis entre désir et défense, comme manifestation d’un désir inconscient, même déplacée.
L’alcoolisme n’est pas une structure. Il ne recouvre pas une organisation défensive spécifique ou un lien à l’Autre spécifique avec des modalités propres du désir. Il peut se retrouver dans toutes les structures cliniques existantes.
Avec Les trois essais sur la sexualité, Freud, dans sa théorie des pulsions, localise l’origine de l’alcoolisme dans une fixation de la libido au stade oral et les pulsions sexuelles en jeu chez l’alcoolique seraient autoérotiques (la pulsion trouvant sa satisfaction à son point de naissance, sans détour par l’objet).
Avec Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (1911), il compare le délire de jalousie de l’alcoolique au délire du paranoïaque, le rapport commun étant l’homosexualité inconsciente avec un mécanisme projectif défensif.
En 1927, dans L’avenir d’une illusion, il évoque la notion d’addiction comme façon de se soustraire à la douleur psychique.
Les principaux jalons d’un abord clinique de l’alcoolisme sont :
– L’abord de l’angoisse
– Le lien avec la pulsion sexuelle réprimée
– La régression vers l’oralité
– La recherche d’un objet permanent
– Le rôle défensif de l’acte de boire contre la douleur
« Boire comme un trou », formule à prendre au pied de la lettre, serait l’enjeu majeur : se trouver réduit à être un trou, un trou qui aspire. Plutôt qu’une forme de satisfaction orale, il s’agit d’un trop plein qui excède les limites du corps du côté d’une incorporation indifférenciée, d’un engloutissement.
Si nous suivons le fil de l’angoisse, l’angoisse est précisément liée à ce qui fait trou (dans l’image, dans le langage), à ce qui ne peut pas se représenter.
L’alcoolique fait l’épreuve du vide, par alcool interposé, l’alcool serait alors tenant lieu de vide.
L’alcool permet de se protéger d’une interrogation singulière, discordante sur la position subjective comme résultat d’une coupure, d’une division selon le terme de Lacan. Il permet d’éviter le conflit psychique dont le symptôme est la traduction, d’éluder l’épreuve de la castration.
La question de l’identité et de l’acception de la différence est escamotée par le lien factice du groupe, d’hommes souvent, où l’alcool fait cause commune, confrérie du verre vide et du verbe haut mais tout aussi vide.
L’alcoolique se débat avec la question du sexe, comme tout sujet certes, mais en évitant la rencontre avec l’autre sexe. C’est cette rencontre qui est redoutée non pas dans une ambivalence mais du fait de la toute-puissance attribuée à l’autre, aveu de faiblesse, de dépendance, dépendance à la mère que l’alcool qui en tient lieu ne cesse de lui rappeler.
C’est autour de la castration que les divers montages s’articulent, l’alcool permettant de l’éluder tout en la mettant en scène.
Freud rappelle dans Malaise dans la civilisation que la vie est difficilement supportable sans sédatif. Cette union du manque et de la vie qui nous pousse à désirer est source de souffrance. Derrière l’alcool il y a toujours la souffrance d’un sujet, une souffrance qui se suffit à elle-même.
En ce qui concerne POLLOCK, on peut noter que la création artistique et l’addiction, qui coexistent fréquemment, manifestent toutes deux un attachement à un objet transitionnel, dans une aire intermédiaire entre réalité psychique et réalité extérieure, la première étant au service de la sublimation, la seconde témoignant d’un échec de la symbolisation, ratage au service du déni de la séparation.
Dans une compulsion de répétition qui relève de la pulsion de mort, ces ratés du processus de symbolisation, témoignent d’une fixation aux aspects non vivants de l’aire transitionnelle renvoyant à un problème de séparation avec la mère, non surmonté psychiquement en raison d’une défaillance du cadre familial. Fixé à la mère enfant, mère délaissée par le père ; c’est la relation de la mère au père qui est ici en jeu (voir l’article de WINNICOTT sur la carence paternelle dans les comportements délinquants) : une constellation familiale dans laquelle les sujets ont perdu leur place identitaire, le père s’efface derrière sa position d’homme châtré et son impuissance, l’être maternel ordonne la loi au « Nom du père ».
L’addiction commence dans l’après coup de la puberté lorsque l’’excitation libidinale excessive, non liée psychiquement, fait sentir son effet toxique sur l’appareil psychique.
L’absorption d’alcool donne l’illusion de combler la perte de quelque chose qui échappe à la conscience. La réalité est niée, cette coupure avec la réalité (prépsychose) emmène le sujet dans un réel qui l’aliène, l’autodétruit et ruine les liens qui le relient aux autres.
Dans la phase maniaque, la pensée et l’imaginaire s’enflamment, le sujet peut libérer ses pulsions. Il semble réconcilié avec le monde et avoir comblé l’image morcelée de lui-même : c’est le signifiant « Nom du père » qui retrouve une place illusoire jusqu’ici déniée (on peut penser à la signature du tableau).
La phase dépressive plonge le sujet dans l’isolement social et affectif. La douleur psychique est profonde avec des turbulences pulsionnelles en provenance du ça tellement fortes, tellement intenses, que l’alcool est nécessaire pour enivrer le Moi et disperser la charge émotionnelle de cette douleur si intolérable.
Comment traverser la perte, l’abandon, la séparation, le deuil en y survivant ?
Le rythme pulsionnel affolé et débordé, source de douleur psychique, s’apaise en se transformant en douleur symbolisée, en prenant forme par la peinture.
L’ « Action painting » inventée par POLLOCK mobilise tous les sens. Un langage en lui-même porteur de sens.
C’est une bataille contre l’image, contre la figure (dont le maître du XXème siècle est PICASSO), jeu de présence/absence qu’il s’agit de maitriser comme dans le jeu du FORT/DA.
Le rapport à la figure dans l’œuvre de POLLOCK m’évoque les travaux d’Harold SEARLES (L’environnement non humain 1960), et le rôle de l’attachement à des éléments non humains chez des sujets psychotiques ou limites qui tient à leur caractère constant face à l’imprévisibilité et à l’effet traumatique de la perte. Pour les sujets qui ont peur des émotions désorganisatrices, ils sont un lieu de projection, un fond stable pour contenir l’excitation pulsionnelle et soutenir l’hallucination négative du vécu traumatique et de l’affect d’angoisse suscité par des émotions trop intenses.
L’alcoolisme, tend à combler la béance sans fond, tel un tonneau des Danaïdes dans une compulsion de répétition, de l’image du corps et de la question de l’identité.
Pour POLLOCK, ce verre vide qu’il faut peindre lors du film de TAMUTH, qu’il faut remplir, lui fait sans doute revivre l’épreuve du vide qu’il vivait par alcool interposé.
La fonction psychique de l’alcool est ici à interroger en parallèle avec la fonction psychique de la peinture, le fil commun étant l’angoisse. La question étant de ne pas sombrer, de ne pas tituber au bord du vide, du verre vide, de tenir là même où tout se dérobe dans une épreuve ordalique : rentrer chez soi en voiture.
On ne saura jamais ce qui a provoqué ce moment de décompensation mis en scène de façon si spectaculaire par POLLOCK lui-même, qui amènera la chute finale jusqu’à la mort (équivalent suicidaire) où le peintre entraine deux jeunes femmes.
Si cause il y a, elle passe en tout cas par ce dispositif singulier et inédit, proposé par NAMUTH, refusé par POLLOCK puis accepté sous l’insistance de Lee ; dispositif où l’espace projectif de la toile est remplacé par une vitre dans un effet de miroir ou de scène sexuelle, le caméraman, un homme, allongé sur le dos et tenant son appareil sous le verre que le peintre s’active à remplir.
Cette expérience subjective affecte le processus créateur et lorsque POLLOCK revient à la figure, à la fin de sa vie, c’est, peut-on dire, PICASSO qui revient, réitérant la fixation à un père symbolique.
« L’expressionnisme abstrait m’importe peu. Il n’est certainement pas non objectif, pas plus que non représentationnel [écrivait POLLOCK] et je le suis toujours un peu. Si vous travaillez à partir de votre inconscient, des formes doivent émerger. J’imagine que nous sommes très influencés par FREUD ; j’ai été pendant longtemps un disciple de JUNG, peindre est le fait de vouloir être » (note manuscrite trouvée après sa mort).
Cet homme seul subit le malentendu où le milieu artistique veut l’enfermer et fuit une fois de plus dans l’alcoolisme. L’incident auquel NAMUTH accorde à juste titre une importance fatale est la conséquence d’une célébrité dans laquelle POLLOCK ne pouvait pas se reconnaitre, pas plus qu’il ne pouvait y reconnaitre son œuvre.
POLLOCK prend en quelque sorte PICASSO pour analyste, PICASSO sur l’œuvre duquel il ne cesse de revenir et, ne parvenant pas à maitriser sa fragilité subjective, sa fragilité d’homme, sa peinture devient écran de fixation traumatique à PICASSO. Le retour à la figure, après les « drippings » qui tendaient à oblitérer la réalité du problème pictural que POLLOCK explorait, est une tentative de retravailler un sujet que le « dripping » ne résout pas en lui-même, de l’ordre de ce rapport à la figure, admirablement maitrisé dans l’œuvre du génie PICASSO.
Confrontation radicale et brutale : « encore faut-il que soient assez vigoureuses les énergies mises au service du retour à soi, sinon il n’y a pas de traversée et la fureur n’est qu’engloutissement et dissolution dans la nuit » (Jean STAROBINSKY Trois fureurs, Paris Gallimard 1974), ici la nuit du 11 août 1956.