Le jour où je me suis pris pour Stendhal
de
Philippe CADO
Philippe CADO fait dans la première partie de cet ouvrage, le récit détaillé d’une bouffée délirante survenue alors qu’il était professeur de lettres certifié stagiaire, en 1992, puis il revient, dans une deuxième partie, sur les vingt-deux années (de vingt-deux à quarante-quatre ans) de son suivi psychiatrique.
Tout a commencé par un article de Pascal Quignard, « Stendhal le tagger », paru dans le Nouvel Observateur en Juin 1990, à propos de la biographie de Stendhal signée par Michel Crouzet (Stendhal ou Monsieur Moi-même), le style « tag » propre à Stendhal selon Quignard, s’opposant à « écrire bien, c’est à dire comme un père, comme un procureur, comme un vendu ». »La thèse de Crouzet est simple », écrit Quignard, « Stendhal n’a pas « vécu » sa vie, il l’a « voulue » comme celle d’un héros qui livre une bataille contre la mélancolie et la mort. L’imagination élargit le réel comme le bonheur le soulève, comme la passion le précipite, comme la haine l’accélère ». « La vie de Stendhal racontée par Crouzet, c’est le « Roland furieux » suivi à la lettre, c’est le Paradis de Dante en marche, c’est la joie de la Causa sui de Spinoza en acte ».
Philippe Cado propose cet article à ses élèves d’une classe de Seconde. Il ne nous dit rien de sa propre histoire et de l’effet de réel qui le pousse à s’identifier à l’écrivain, à se cacher comme Stendhal aux 347 pseudonymes, derrière des lunettes vertes. Comme Stendhal, foudroyé par une attaque après avoir composé pour épitaphe son dernier graffiti: « Amigo Beyle Milanese, Visse, Scrisse, Amo » [« un gros homme tombe rue des Capucines dans l’imaginaire pur » conclut Quignard], Philippe Cado tombe, dans l’imaginaire également, mais aussi dans la folie.
Le « journal » de cette bouffée délirante, depuis ses prémices jusqu’à l’hospitalisation une semaine plus tard, rend le plus rigoureusement compte, selon son auteur, de ses souvenirs intacts et a été écrit à la sortie de son hospitalisation. D’autres bouffées délirantes suivront, qui conduiront au diagnostic de Schizophrénie dysthymique.
Selon Philippe Cado, cette bouffée délirante longuement détaillée, a été provoquée par ses difficultés pédagogiques et ses problèmes d’autorité avec les élèves dont il avait la charge : « A un « je » insécurisé a ainsi succédé en quelques jours un autre « je » mégalomane. Le sentiment d’une ruine intérieure faisait place, par réaction, ou « décompensation », à la certitude d’être un génie » (p.2). La décompensation est, selon lui, directement liée à cette classe de seconde dont il était le professeur de lettres.
Dans un état d’exaltation euphorique qui lui fait perdre ses repères externes, persuadé de révolutionner l’Education Nationale et sa propre pratique en « intéressant » enfin ses élèves, il s’identifie à un héros de roman (« Monsieur ! Vous vous prenez pour Stendhal ! ? » lui dit avec intuition l’un de ses élèves) et s’engage alors dans une épopée délirante intensément vécue.
Philippe Cado décrit l’incohérence croissante de son comportement, le désordre catastrophique que provoquent en lui et pour son entourage, les fantaisies imaginaires de l’effraction délirante, l’enchainement des divagations, des hallucinations psycho-sensorielles ainsi que sa fascination devant l’étrangeté de ses intuitions et la nouveauté de ses interprétations. Investi d’un sentiment de puissance, prêt à accomplir des « exploits », il décrit ses errances oniroïdes qui finissent aux urgences psychiatriques.
Des signaux d’alarmes avaient pourtant précédé cet épisode vécu par l’auteur, comme initiant la psychose. Enfant puis adolescent mutique et replié sur soi, il se réfugie dans ses études de philosophie, se nourrissant du « savoir des autres »mais ne parvenant jamais à penser par et pour lui-même. Etudiant mal à l’aise dans ses rapports aux autres, alors qu’il travaillait comme surveillant d’internat tout en craignant déjà les élèves, c’est en fait trois mois après la soutenance de son mémoire de maîtrise de philosophie, à l’âge de vingt-deux ans, qu’il décompense pour la première fois. Il est hospitalisé en urgence et vit ce premier internement de façon traumatique. Aucune prise en charge, médicale et/ou psychothérapique n’est pourtant mise en place et Philippe Cado reprend ses études et son travail de surveillant « toujours coupé d’un réel contact avec les autres » et reculant « le moment d’affronter les concours de l’enseignement et la confrontation à une salle de classe ». L’obtention du CAPES de lettres le laisse écrit-il « subitement en face d’un grand vide » et c’est à la fin de son stage pratique qu’il décompense donc pour la seconde fois.
Il passera avec succès un second CAPES, de documentaliste, après une deuxième année de stage de professorat de lettres, tout aussi catastrophique que la première, entrainant une nouvelle et plus longue hospitalisation. Mais il ne parviendra pas à être titularisé, car toujours aussi peu à l’aise avec les élèves et peinant dans ses multiples taches. Définitivement exclu de l’Education Nationale, Philippe Cado entreprend enfin une psychothérapie et participe à des ateliers d’écriture en Hôpital de jour qui lui permettent de retrouver un équilibre relatif.
Les traitements et les rechutes se succèdent pendant vingt ans jusqu’à ce qu’il puisse témoigner de son expérience de la maladie.
Selon Philippe Cado, ces journées de délire qui lui ont coûté si cher, ont cependant été les « plus merveilleuses » de sa vie. Il rend compte des périodes de profonde dépression qui suivent ses épisodes délirants, durant lesquels il n’a la force de rien, pas même de lire. Toutes les activités mises en place depuis ses années d’études ne font que combler un immense vide intérieur. « J’ai réussi l’exploit de m’empêcher de penser en lisant des livres de philosophie », écrit-il. En face des autres il dit se sentir comme « un mort vivant » et pour rendre supportable ce vide menaçant, pour le meubler, il a une tactique : « je m’enthousiasme facilement pour un bon livre, un bon film, un beau tableau, de la belle musique, un beau paysage, voire une belle page d’écriture. Tactique toute stendhalienne au demeurant qui me pousse à m’élever assez facilement jusqu’au sentiment du sublime. Je suis alors envahi par l’objet que j’ai devant moi » (p.127).
« Je suis en perpétuelle recherche de moments d’enthousiasmes esthétiques. En dehors de ces instants, je me considère comme mort » (p.151).
Malheureusement, ces expériences esthétiques ne sont que des instants sublimes qui ne peuvent que retomber et qu’il ne peut partager avec les autres de peur de se laisser déborder par ses émotions. Le vide intérieur qui le coupe du monde reste un refuge.
Son travail d’élaboration et d’écriture lui a néanmoins permis de dépasser cet état en mobilisant son énergie. Son témoignage actuel s’accompagne d’un investissement dans une association, la Maison des usagers de Sainte-Anne, où il partage son expérience avec des personnes concernées par la maladie, malades ou parents de malades. Il anime également un atelier d’écriture au sein de cette association et désire le développer. En arrivant à parler de lui, à exposer ses souffrances, il reprend son passé, lui donne une forme, il s’inscrit dans une transmission, un échange avec les autres et parvient même à se projeter dans l’avenir.
Philippe Cado a participé à l’ émission « Service public » sur FRANCE INTER le 21 novembre 2012: http://www.franceinter.fr/player/reecouter?play=505559