UN ANGE A MA TABLE
Jane CAMPION
1990
Un ange à ma table est un film de la réalisatrice et scénariste néo-zélandaise Jane CAMPION, adaptation de l’autobiographie de l’écrivain néo-zélandaise Janet FRAME.
Jane CAMPION est née le 30 avril 1954 à Wellington ( Nouvelle Zélande), d’une mère actrice de théâtre et d’un père directeur de théâtre. Elle fait une licence d’anthropologie à la Victoria University de Wellington puis s’oriente vers les beaux-arts et entre à la Chelsea School of Arts à Londres puis au Sydney College of Arts où elle obtient un diplôme de peinture en 1979. En 1980, elle suit un cursus de cinéma et réalisation à l’ «Australian film Television and Radio School» dont elle sort diplômée, en 1984.
Le mois dernier, Gilles Jacob annonçait que Jane CAMPION serait la présidente du «Jury des court-métrages et de la Cinéfondation» au prochain et 66ème Festival de Cannes. La réalisatrice renouera ainsi avec les prémices de sa carrière puisqu’elle a elle-même reçu la Palme d’Or du court-métrage, en 1986, au Festival de Cannes, pour son premier court-métrage Peel sous titré « An exercice in discipline » dont elle avait signé la mise en scène et le scénario (en 1982). On peut voir ce court-métrage sur Youtube : http://youtu.be/Z9lVexu0GOg
Elle écrit et réalise son premier long-métrage Sweetie dont elle est la co-scénariste, présenté en compétition officielle à Cannes en 1989. Ce film [où la vie en couple d’une jeune femme névrosée est troublée par l’arrivée de sa sœur aînée surnommée « Sweetie », perturbée psychologiquement, trop grosse, trop sensuelle mais considérée par leur père comme l’ « artiste de la famille »] introduit l’œuvre cinématographique de Jane CAMPION, dominée par des personnages de femmes en quête de leur identité, rôles féminins souvent poignants, avec ses thèmes de prédilection: l’identité féminine, le désir et l’émancipation, l’espoir d’un nouveau départ, le normal et le pathologique, l’incommunicabilité entre les sexes ou dans la famille, les pulsions de vie et de mort.
En 1990 Un ange à ma table, son second long métrage reçoit un accueil enthousiaste. Il reçoit le Grand Prix Spécial du Jury (Lion d’Argent) à la Mostra de Venise.
C’est avec La leçon de piano que la réalisatrice atteint une renommée mondiale en 1993. Le film reçoit la Palme d’Or au Festival de Cannes ainsi que le César du meilleur film étranger en 1994.
Jane CAMPION est la première femme et toujours l’unique à ce jour, ayant remporté la Palme d’Or à Cannes et la seule à avoir remporté à la fois la Palme d’Or du Court-métrage et la Palme d’Or du long-métrage. Le film met en lumière deux actrices : Holly HUNTER qui remporte le Prix d’interprétation féminine à Cannes et l’Oscar de la meilleure actrice ainsi qu’Anna PAQUIN qui remporte, à l’âge de 12 ans, l’Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle. Avec ce film, Jane CAMPION reçoit une trentaine de prix dont l’Oscar du meilleur scénario original et est nominée pour l’Oscar du meilleur réalisateur.
Sa carrière et sa galerie de personnages féminins en marge, se poursuivent avec Portrait de femme adapté d’Henry JAMES, en 1996, drame sur les conventions sociales victoriennes (avec Nicole KIDMAN dans le rôle principal).
1999 Holly Smoke, écrit avec sa sœur Anna, centré autour de l’enfance et de variations sur la féminité, avec Kate WINSLET et Harvey KEITEL.
2003 In the Cut, un thriller sensuel qui permet à Meg RYAN de sortir de ses rôles habituels. Adaptation d’un roman de Susanna MOORE.
Elle participe, en tant que réalisatrice, à plusieurs films collectifs :
– Le Court des grands avec la reprise de Peel (2005),
–Chacun son cinéma , somme de court-métrages de 33 réalisateurs, pour le 60ème anniversaire du Festival de Cannes (avec The Lady bug), sur le thème de la salle de cinéma (2007),
–8 (2008), huit court-métrages illustrant les thématiques des « Objectifs du Millénaire pour le Développement » (OMD) fixés, lors du Sommet du Millénaire en 2000, par les dirigeants du monde. Jane Campion y propose « The Water Diary », reprenant l’objectif « assurer un environnement durable ».
2009 Bright Star qui décrit les derniers mois du poète John KEATS et sa relation amoureuse avec Fanny BRAWNE. On y retrouve l’actrice d’Un ange à ma table, Kerry FOX.
Jane CAMPION a présenté le mois dernier au Festival de Berlin, une mini-série réalisée pour la télévision : Top of the Lake, histoire policière à l’univers sombre et étrange traversé de notations absurdes (qui fait penser à Twin Peaks de David Lynch), avec Elisabeth MOSS (la Peggy de Mad Men), Holly Hunter et Peter Mullan. Cette série devrait passer sur Arte au second trimestre 2013.
Un Ange à ma table est donc le second long métrage de Jane Campion (et sans doute son film le plus réussi jusqu’à Bright Star). C’est son plus beau portrait de femme.
Dans ce qui devait être au départ une mini-série pour la télévision, Jane Campion reprend et condense la superbe trilogie autobiographique de sa compatriote Janet FRAME (adaptée par la scénariste Laura Jones) regroupée sous le titre Un ange à ma table (Un angel at my table), parue entre 1982 et 1984, dans la lignée du roman d’apprentissage (Bildungsroman dont l’exemple est Les souffrances du jeune Werther de Goethe paru en 1774):
1) Ma terre, mon île (To the Is-Land)
2) Un été à Willowglen
3) Le Messager (The Envoy from Mirror city)
Les apprentissages d’une petite fille puis d’une jeune femme différente des autres, extrêment timide, incomprise, maladroite et volontiers mutique, promenant sa tignasse rousse dans les paysages néo-zélandais, puis en Europe, habitée par les rêves et la volonté affirmée de devenir « poète » et qui le devient malgré (ou grâce à) un diagnostic erroné de schizophrénie et le martyr d’une institution psychiatrique archaïque.
Comment l’écriture permet enfin d’habiter l’entre-deux inconfortable et incertain, la lisière, entre folie et normalité, de trouver sa place dans une société prête à l’exclure et de devenir, dans la solitude existentielle de l’artiste, un écrivain original et reconnu.
Janet FRAME ( 1924-2004)
Site officiel de Janet FRAME : http://janetframe.org.nz
Janet Frame est née le 28 août 1924, à DUNEDIN en Nouvelle Zélande, dans une famille peu aisée sur le plan matériel (« working class family ») mais attentive à l’imaginaire et au développement intellectuel: »With a love of words, of literature, and of nature, and her writing talent was recognised at an early age » (site de Janet FRAME).
Ses parents ont tous deux quitté l’école assez tôt pour des raisons matérielles, bien que bons élèves. Ils se sont mariés à la veille de la 1ère guerre mondiale que son père a faite.
Sa mère a travaillé comme assistante dentaire puis comme femme de chambre ( elle a travaillé dans la famille BEAUCHAMP, famille de Katherine MANSFIELD). Très imaginative, c’est dit Janet FRAME, « une conteuse à la mémoire infatigable ».
« Constamment immergée dans le quotidien familial que mettait en évidence la marque toujours humide sur le devant de sa robe, lorsqu’elle s’appuyait contre l’évier pour laver la vaisselle, ou contre la lessiveuse ou la baignoire, quant à genoux, elle lavait le sol avec des serpillères aux formes étranges – des jambes de vieux pyjamas, des manches ou des pans de chemises usagées- ou, pour soulager les maux de tête et l’épuisement des étés brûlants, le linge imbibé de vinaigre, dont elle ceignait son front: une immersion si profonde qu’elle produisait l’effet contraire, donnait l’impression qu’elle était rarement à la maison, au temps présent, et faisait d’elle un être irréel dont la véritable réalité avait été engloutie ».
« Mais lorsque notre mère parlait du présent, apportant sa faculté d’émerveillement au monde ordinaire que nous connaissions, nous restions tout ouïe, envahis de mystère et de magie. Elle n’avait qu’à dire de la chose la plus banale : « Oh, regardez, les enfants, une pierre », pour envelopper cette pierre de merveilleux, comme si elle était un objet saint. Elle savait parer chaque insecte, chaque brin d’herbe, chaque fleur, les dangers et les splendeurs du temps et des saisons, d’une importance inoubliable en même temps que d’une sorte d’incertitude et d’humilité qui nous amenaient à réfléchir, à chercher à découvrir le cœur des choses. C’est maman, avec son amour de la poésie qu’elle lisait, écrivait et récitait, qui nous communiqua cette même passion pour l’univers du mot écrit et parlé » (Ma terre, mon île. p.14)
Son père, «enclin à l’austérité et (qui) s’interdisait le luxe du souvenir», dit-elle, a été « bruiteur dans un théâtre local » puis est entré à la compagnie de chemin de fer, évoluant d’ouvrier de l’entretien à mécanicien, puis conducteur de locomotive et conducteur en chef.
La vie de Janet est scandée par les déménagements de la famille, en fonction des mutations du père, dans l’univers des chemins de fer qui prend une part importante dans sa vie. Ils sont des « gens du rail » écrit-elle. Les trois volets de l’autobiographie commencent tous trois par une arrivée et se terminent sur un départ, avec principalement l’image du train.
Peu avant sa mort, Janet FRAME avait fait partie de la dernière liste de candidats potentiels pour le Prix Nobel de Littérature (en 2003, année où l’écrivain sud-africain J.M. COETZEE a reçu cette distinction). Interrogée par un journaliste sur ce qu’elle ferait avec l’importante somme d’argent accompagnant le Prix Nobel, elle avait répondu avec humour « j’achèterais le chemin de fer ! », ce qui peut nous faire associer aux dernières images du film où Janet, retournant dans la maison paternelle, à l’abandon, enfile les vieilles chaussures usées du père mort et l’imite en souriant.
En 1920 naît une première fille Myrtle
En 1922 un fils Robert dit Bruddie
En 1923 un fils est mort-né
Puis Janet naît en 1924. Elle a une jumelle qui ne vit que quelques semaines ( les jumeaux sont héréditaires dans la famille maternelle et son arrière-grand-mère avait mis au monde deux fois des jumeaux morts en bas âge).
20 mois plus tard naît Isabelle et c’est la grand-mère paternelle qui vient s’occuper de Janet pour soulager la mère.
Enfin, en 1928, naît June, la plus jeune sœur.
Comment le film met en image l’écriture particulière de Janet FRAME ?
Les trois parties du film suivent la chronologie des trois étapes de l’Autobiographie .
La traduction française du titre de la première partie « To the Is-land « , « Ma terre, mon île » (« Vers l’Î-le » dans le film !), ne rend pas la polysémie de l’anglais qui illustre le pouvoir magique des mots, jeu sur les sens et les sons de ce mot décomposé :
– « Is-land » = la terre de ce qui est (par opposition au « Was-land » terre du passé et au « waste land » la terre inculte, en friche)
– « I-land » = la terre du Je
– Et peut-être aussi le jeu sonore possible en anglais, entre « I » et « eye », le regard étant un thème central de cette oeuvre littéraire et cinématographique.
L’autobiographie est une quête d’identité, d’unité d’un moi fragmenté, de recomposition cohérente du passé toujours douloureux et cela grâce au langage, la langue anglaise mais aussi la façon dont Janet s’approprie la langue, sa créativité, son inventivité. Le 1er tome de l’autobiographie est un hymne aux mots, sources d’épiphanies pour l’enfant.
Tandis que le livre commence par la généalogie de Janet Frame (« Un oiseau chante d’autant mieux qu’il chante dans son arbre généalogique » disait Jean COCTEAU), le premier plan du film s’ouvre sur la mère, vue en contre-plongée et à contre-jour, du point de vue du bébé (ombre portée sur l’enfant, figure de la mélancolie ?), qui encourage Janet, bébé allongé dans l’herbe, puis dont nous voyons les petites jambes marchant avec maladresse dans la prairie d’un vert intense. [Jane Campion parle de la lumière particulière à son pays, de l’intensité des couleurs et des contrastes, des ombres « si noires qu’on ne peut rien y distinguer » dues à l’air transparent et au vent qui balaie tout. Positif n°362, avril 1991].
C’est donc l’enfance de Janet qui va être le sujet de cette première partie: Janet qui sera incarnée successivement par trois actrices aux spectaculaires perruques rousses (Karen Fergusson, petite fille, Alexia Keogh, adolescente et Kerry Fox, adulte, pour les 2/3 du film).
Le montage du film est très elliptique et peut décontenancer le spectateur qui n’a pas lu l’autobiographie.
La caméra nous montre ensuite une petite fille qui s’avance sur un chemin désert, la caméra descend lentement jusqu’à fixer son visage en gros plan, l’enfant nous regarde tandis qu’une voix off, celle de la narratrice, introduit le récit, avec l’évocation de la naissance de Janet et de sa jumelle décédée (qui n’a pas reçu de nom). Le film s’ouvre sur un chemin, celui que Janet fait pour venir à nous et pour devenir celle qui écrit, dit le monde et se dit, sur la mort et le deuil qui accompagnent Janet depuis le début et qui seront récurrents dans sa vie, sous le signe du regard, du portrait, non pas autoportrait (ce n’est pas bien sûr Janet qui est réalisatrice) mais représentation d’un autoportrait.
L’enfant se retourne et s’enfuie. L’enfant est curieuse, sa chevelure rousse et frisée signe d’une visible différence, rondouillarde: Janet FRAME, avec humour, disait lors de la sortie du film : « Until Jane Campion’s film I was known as the mad writer. Now I’m the mad fat writer ».
L’aspect un peu étrange du personnage est renforcé par le contraste avec les couleurs qui semblent artificielles, du paysage ( couleurs complémentaires : vert de la Nouvelle-Zélande et rouge des cheveux).
Chaque partie du film est introduite par une arrivée (avec l’image du train pour les 1ère et 2ème parties, le bateau pour la 3ème) et se clôt sur un départ, métaphores de l’impossibilité à trouver sa place, un lieu à soi, comme si le sujet ne pouvait se construire que dans un déplacement géographique.
L’arrêt du train à Seacliff, la mère faisant de ses mains un écran pour cacher à la petite Janet la vue d’un personnage grimaçant, est prémonitoire du futur enfermement de celle-ci à l’asile de cette ville.
L’emménagement de la famille dans une première maison accompagne l’entrée à l’école de Janet, marquée par l’épisode du vol d’argent pour acheter des chewing-gums que Janet distribue à tous les enfants de la classe afin de se faire apprécier d’eux. Anecdote fort bien reprise dans le film. Suite à l’interrogatoire de la maîtresse, Janet passe une journée sur l’estrade avant d’avouer « la vérité », (« the truth ! » répète la maîtresse) [dans le livre, elle reçoit une correction de son père mais le plus dur pour l’enfant hypersensible et impressionnable, est d’être alors surnommée « la voleuse » à la maison et à l’école].
Janet fait la découverte du langage et du sens des mots, « persuadée dès le début, dit-elle, qu’ils signifiaient ce qu’ils disaient » (T1, p.22) et s’étonnant de la gamme des réactions que sa parole peut provoquer, chez ses parents particulièrement. Depuis l’amusement, voire la moquerie, lorsqu’elle prononce mal un mot ou qu’elle imite un animal par exemple, jusqu’à la colère et les corrections physiques.
Peu avant l’entrée à l’école, à l’âge de 5 ans, un événement « marqua, écrit-elle, la fin de (son) enfance et (son) entrée dans un monde menaçant de contradictions où les mots parlés et écrits prenaient un pouvoir particulier » : la « visite chez le dentiste ». Non seulement elle avait déjà reçu une fessée parce qu’un mal de dents l’avait fait pleurer durant la nuit, mais, chez le dentiste, une infirmière lui dit « sens la jolie serviette rose » pour l’endormir : « je n’ai jamais oublié cette trahison et ma stupéfaction à la pensée que l’on ait pu m’abuser ainsi, que les mots « sens la jolie serviette rose », sans la moindre note de menace, aient servi à m’entraîner dans un piège, qu’ils ne signifiaient pas réellement « sens la jolie serviette rose », mais « je vais t’endormir pendant que j’arrache ta dent ». Comment pouvait-il en être ainsi ? Comment des paroles aussi gentilles pouvaient-elles avoir une signification aussi cruelle ? » (T1, p. 39).
La complicité et la joie de vivre des quatre sœurs qui partagent le même lit, est vite assombrie par l’épilepsie de leur frère Bruddie, le seul garçon de la famille (« notre vie changea brusquement » écrit-elle (T1, p.65) « un nuage d’irréalité et d’incertitude emplissait la maison, et la pluie qui s’en déversait avait le goût des larmes »), cette maladie que le père, plutôt violent, ne supporte pas.
La famille est confrontée aux problèmes financiers, repérée à l’école par les « inspecteurs de santé » qui menacent d’envoyer les enfants pas très propres et mal habillés à l’Assistance ( T1, p. 66-67 : « Qui m’aurait vue à cette époque aurait vu une enfant anxieuse et agitée de tics, toujours seule dans la cour de récréation, vêtue jour après jour de la même jupe écossaise usagée devenue presque raide à force d’être constamment portée, car je n’avais rien d’autre à me mettre: une petite rouquine frisée, cataloguée de « sale » parce que la doctoresse l’avait convoquée avec les autres enfants dits « sales et pauvres » pour un examen spécial dans la petite pièce voisine de la salle des professeurs. J’avais des traces de crasse derrière les genoux et au pli des bras, et je fus atterrée devant cette constatation tant j’étais certaine de m’être soigneusement lavée »).
Janet qui n’a pas d’amies, rencontre (rencontre surréaliste dans le film : dans une baignoire au milieu d’un pré) Marjorie surnommée Poppy, elle-même à part (elle porte les traces des coups de ceinture du père sur ses jambes), avec laquelle elle joue à la maîtresse d’école (avec des bouteilles en guise de poupées). Marjorie, plus délurée, lui fait découvrir la sexualité et son langage, mais aussi les Contes de Grimm. La découverte des Contes de Grimm est une véritable épiphanie : « the world of living and the world of reading became linked in a way I had not noticed before »: « tout à coup le monde du réel et le monde du livre se mêlèrent comme jamais auparavant » (T1, p.78).
[“An epiphany (from ancient Greek ‘manifestation, striking, appearance’) is the sudden realization or comprehension of the (larger) essence or meaning of something” : James Joyce Portrait of the artist as a youg man].
Janet travaille bien à l’école, malgré le fait qu’elle s’y sente différente des autres, isolée et malheureuse. Elle découvre la lecture et l’écriture, encouragée par ses parents et grâce à un professeur (Gussy) dont elle devient le « chouchou » :
« Oh, comme j’étais fière de moi en classe de septième ! Gussy m’asseyait de temps en temps sur ses genoux pendant le cours, et parfois il me donnait une petite table à part au premier rang que je partageais avec son fils, que l’on disait « mongolien » et que j’aidais à apprendre ses leçons. Et un jour, Gussy nous demanda d’écrire un poème commençant par « quand le soleil se couche et qu’approche la nuit… » (T1, p.109). Première délivrance, premier envol vers son « Is-land ».
Jane Campion intercale ici l’épisode de la révélation concernant la première expérience sexuelle de Myrtle à laquelle Janet a assisté avec Marjorie :
« Ravie de cette nouvelle expérience, et impatiente comme à l’accoutumée de faire partager à la famille les événements de la journée, j’annonçai à l’heure du thé ce soir-là « Myrtle et Ted l’ont fait dans les pins cet après-midi.
-Ont fait quoi ? Demanda Papa.
-Baisé, bien sûr, dis-je, en toute innocence ; je racontais simplement les faits de la journée ».
…
« Je ne comprenais pas le brusque changement qui était apparu chez nos parents en apprenant ma simple nouvelle du jour. J’avais cru que c’était un événement à fêter. J’avais sincèrement cru que tout le monde serait content. » (T1, p.76). Ses parents lui interdisent de parler à Marjorie.
Il y a de vrais moments de bien-être à la maison, où Janet est entourée de ses frère et sœurs, les lectures collectives au fond du lit, les déclamations de poèmes, les jeux.
Janet est récompensée à l’école par une médaille excellence et un abonnement à la bibliothèque d’Oamaru, l’Athaeneum, où elle emprunte des livres pour toute la famille et retrouve ses « Contes de Grimm ».
Moments de bonheur encore lorsque la famille part camper en forêt ou lorsqu’on lit un poème de Janet à la radio (c’est dans le film, Myrtle qui lit à la radio).
Janet est adolescente, elle entre au « grand collège » et continue à découvrir la poésie (épisode du professeur –joué dans le film par la mère de Jane Campion- qui dit le poème de Tennyson Excalibur durant lequel Janet « voit », hallucine, l’épée d’Arthur).
Mais survient la noyade de la sœur aînée, Myrtle qui avait déjà fait un malaise cardiaque, disparition préfiguré par son « évanouissement » sur la photo de groupe prise en forêt lors du campement. Le traumatisme, l’effraction de la mort de Myrtle, s’effectue là encore pour Janet par le langage, et le mot « morgue », mot jusqu’alors tabou pour la famille : « J’écarquillai les yeux, seulement capable d’assimiler la nouvelle: « ils l’ont emmenée à la morgue ». Nous, les enfants, avions toujours cru savoir où se trouvait la morgue, un cabanon couvert de mousse près de la poste, là où la rivière d’Oamaru roulait ses eaux vertes et vaseuses par-dessus une cascade artificielle. Nous nous faisions peur mutuellement en mentionnant la morgue lorsque nous passions devant sur le trajet par le raccourci du parc Takaro qui rejoignait Tyne Street et la plage, et parfois nous risquions un coup d’oeil à l’intérieur par la petite fenêtre munie de barreaux (« pour l’aération, comme ça les cadavres ne puents pas »). L’endroit était tellement petit, fermé et inaccessible que ça ne pouvait être que la morgue, et lorsque nous en parlions à la maison, maman prenait toujours un air de frayeur qui nous encourageait, imitant l’exemple de papa, à répéter le mot.
-morgue, morgue.
-Ne prononcez pas ce mot les enfants.
Aujourd’hui, le médecin reparti après avoir annoncé sa nouvelle, maman répéta le mot pour elle-même, comme pour se convaincre, aussi, que Myrtle était réellement morte. « Ils l’ont emmenée à la morgue »dit-elle ». (T1, p.141).
C’est la poésie qui permet là encore, à Janet de donner une forme, une expression à ses sentiments, face à l’incompréhension ( la réflexion du professeur au cimetière concernant l’aspirine que Janet met dans l’eau des fleurs « ça ne la fera pas revenir ! »), face à l’absurde : la satisfaction de conserver une photo de Myrtle même si pour cela le photographe a du lui reconstituer un bras…le décalage entre cette satisfaction d’avoir malgré tout une photo de l’enfant disparue et le motif de la photo (du « cliché ») qui fixe le sujet dans une fausse éternité (voir ce qu’en dit Roland Barthes dans La chambre claire).
Dans le film, il y a une sorte de « fil rouge », fil de la couleur rouge, avec la robe et les chaussures de Myrtle, rouge des règles (Janet a 15 ans), le rouge des cheveux rebelles dont il faudrait « faire quelque chose », etc..
La première partie se conclut par le départ de Janet (Kerry Fox), de la famille, pour l’école normale d’institutrices. Dans le train qui l’emmène vers Dunedin, elle s’entraîne à signer son nom, ce n’est plus « Nini » ou « Jean » mais « Janet Paterson Frame » (ici les deux noms paternels), fixant cette identité qui lui échappe. Le nom est la rencontre entre identité et langage « un contrat d’identité scellé par le nom propre » écrit Philippe Lejeune dans Le Pacte autobiographique, p.33).
La 2ème partie, Un été à Willowglen, s’ouvre sur une citation tirée de Shakespeare, La Tempête.Acte I, Scène 2 :
« Prospero : Dis-moi mon brave esprit,
s’est-il trouvé un homme assez ferme, assez intrépide
pour que la tourmente n’ait point affecté sa raison,
Ariel : Pas une âme qui ne ressentît la fièvre des déments
et ne se livrât à quelque folie de désespoir. »
C’est en effet aux années les plus noires, au long chemin à travers la folie et l’enfermement que cette 2de partie s’intéresse.
Janet est hébergée chez une tante et un oncle, cancéreux en fin de vie. Elle ne fait pas de vagues, condamnée à être la « no-trouble at all girl ».
Elle poursuit des études à la fois à l’école normale et à l’université. Elle découvre Freud, mais elle est solitaire, ne participe pas à la vie de l’école, s’isole (ne veut pas manger avec sa tante ni prendre le thé avec ses collègues), se réfugie dans un cimetière où elle cache ses serviettes hygiéniques… Elle est gênée et complexée par ses dents très abîmées. Elle est complètement ignorante de la sexualité et des sentiments amoureux : « ma seule histoire d’amour, je la vivais avec la poésie et la littérature » écrit-elle (T2, p. 21), « je m’accrochais aux œuvres littéraires comme un enfant à sa mère » (T2, p.22). Si elle est attirée par un professeur (John Forrest, aux chaussettes rouges) c’est parce qu’il parle de poésie et de musique.
Elle est rejointe par sa sœur Isabelle (à la robe rouge), très différente d’elle, plus rebelle (elle a un petit ami, elle va à la patinoire, fait du patin à roulettes etc.) qui l’incite à manger les chocolats gagnés par la tante, conservés intacts dans leurs boites exposées dans l’appartement, ce qui va provoquer un clash familial. La tante les met à la porte et Janet se retrouve seule.
Elle décompense lors de l’inspection qui doit clore son année de stage: scène très bien mise en image dans le film où la peur se lit dans les yeux de Kerry Fox (face au tableau, dans la même posture qu’après son vol d’argent pour acheter des bonbons, petite fille). Elle s’enfuie de la classe où l’attendent l’inspecteur et les enfants dans un long travelling libérateur et angoissant à la fois, sous les arbres.
Elle obtient un congé, mais elle est déprimée, elle a des idées de suicide, elle écrit un texte autobiographique qui éveille l’intérêt de son professeur M. Forrest (mais ils ne sont pas dans le même registre de langage : « c’est dur d’avaler tous ces cachets ! » lui dit Forrest, « avec de l’eau ça va » répond Janet). Janet est heureuse des commentaires élogieux de son professeur, mais celui-ci, accompagné de deux autres membres de l’université, lui propose de la faire hospitaliser en psychiatrie. Là encore, Janet est trompée par le langage, par l’euphémisme « you need a rest, just a little rest », on lui propose un peu de repos, et elle sera hospitalisée 4 ans et demi en l’espace de huit ans !
Elle refuse de suivre sa mère venue la chercher pour la ramener dans la famille et se retrouve en hôpital psychiatrique à Seacliff, sa mère ayant signé son admission à l’hôpital psychiatrique.
Les scènes à l’hôpital, traitées par l’euphémisme dans l’autobiographie (« voyage au plus profond de l’horreur de la folie » T2, p.85), sont dans le film de Jane Campion, inspirées de Visages noyés (Faces in water), où Janet Frame décrit ses différentes hospitalisations durant huit ans.
On pose sur Janet le diagnostic de Schizophrénie, mot qu’elle ne connaît pas et ne sait même pas prononcer [« shizzofreenier », le doublement du z accentuant l’étrangeté de la maladie, mais où un « free » inaugure une liberté inattendue] : « Vous me faites penser à Van Gogh » lui dit Forrest.
Ainsi, le diagnostic lui donne, pour un temps, une identité. Se soumettre au jugement de la société sur son état mental est à ce moment de sa vie, sa seule échappatoire au statut d’institutrice, vocation suggérée par l’entourage familial et social, sa seule possibilité de refus de ce qu’elle ressent comme un piège auquel elle ne peut adhérer. Un piège contre un piège : « a trap is also a refuge ».
Elle passe l’été à Willowglen, dans sa famille.
Les enfants se sont cotisés pour offrir à la mère des vacances dans sa famille à Picton et un tirage au sort désigne Isabelle pour l’accompagner. Un coup de téléphone leur annonce qu’Isabelle, à son tour, dix ans après Myrtle, a fait un malaise et s’est noyée, ravivant une tragédie qui s’inscrit dans la répétition.
C’est toujours le langage qui permet à Janet de traduire son désarroi et son sentiment d’abandon devant ce nouveau traumatisme, avec ce qu’elle considère comme une trahison du professeur tant admiré, John Forrest, sa lettre de condoléances qui l’attriste par son conformisme ( T2, p.115) : « Parmi les lettres de condoléances, il y en avait une de John Forrest, qui commençait ainsi: « La perte cruelle que vous et votre famille venez de subir m’a profondément attristé » et se terminait par ces mots: « Très sincèrement vôtre, John Forrest ». Je me souviens de la lettre toute entière à cause du choc provoqué par cette manière de s’exprimer ; j’étais incapable d’accepter le caractère conventionnel de ces formules de condoléances stéréotypées, et également incapable d’accepter de John Forrest un manque d’imagination et de compréhension tel qu’il ait pu écrire une lettre aussi banale. Je me sentais trahie par le monde du langage que j’avais moi-même adopté. (…).
La mort, c’est la tragédie de l’absence absolue ; le langage peut agir presque de la même façon. pour moi, Isabelle et John Forrest avaient tous deux disparu ».
Janet est adressée par John Forrest à une thérapeute dont elle attend une « aide pour ses dents » qui la font souffrir. Celle-ci lui conseille un nouveau traitement, les électrochocs (elle en subira 200, dit-elle, entre 22 et 30 ans). On lui arrache ses dents abîmées. Elle subit sans s’opposer, le processus de dés identification est à l’œuvre : « I was nothing, a nobody ».
Elle continue cependant à écrire et son premier recueil de nouvelles, The lagoon and other stories, est publié en 1951.
Le recueil obtient un prix littéraire et grâce à ce prix, la lobotomie qu’elle devait subir et qui était déjà programmée, est annulée par le directeur de l’hôpital.
Elle quitte l’hôpital et après différents voyages et travaux absents du film, elle est accueillie (en 1954) près de Auckland, par l’ écrivain néo-zélandais, Franck SARGESON qui lui propose de s’installer dans un baraquement dans son jardin, pour écrire et lui propose plus qu’un gîte, encouragement et amitié.
Elle reçoit une pension d’invalidité qui lui permet de vivre. Franck Sargeson lui fait découvrir de nombreux auteurs, Tolstoï, Proust. [T2, p.195: « Il existe une liberté engendrée par la reconnaissance de la grandeur en littérature, comme si l’on faisait cadeau de ce que l’on désire conserver, et le don crée un espace tout prêt à accueillir de nouvelles semailles, le ruissellement fécond d’une saison nouvelle sous les rayons d’un soleil caché. Reconnaître la grandeur d’une oeuvre d’art, c’est comme être habité par l’amour ; les pieds ne touchent plus terre ; le déclin, la destructrion, la mort, sont à l’intérieur et ne peuvent atteindre le bien-aimé ; c’est se prendre d’amour pour l’immortalité, c’est être libre, c’est voler dans une contrée paradisiaque »].
C’est chez Franck SARGESON que Janet FRAME écrit son premier roman Owls do cry (Les hiboux pleurent vraiment publié en 1957, paru la première fois en français en 1984, sous le titre La chambre close) dont le manuscrit est accepté par un éditeur.
[Jane Campion fait l’impasse sur le décès de la mère de Janet, d’une attaque, que Janet apprend par l’intermédiaire de sa sœur et qui la plonge dans des sentiments ambivalents et mitigés, Cf T2, p. 209: « Toute ma vie, j’avais observé mes parents, je les avais écoutés, m’efforçant de déchiffrer leur code, perpétuellement en quête d’indices. C’étaient eux qui, tels deux arbres, s’interposaient entre nous et la mer, le vent, la neige ; mais cela, c’était du temps où nous étions enfants. Leur mort, je le sentais, nous laisserait exposés aux intempéries, mais permettrait aussi à la lumière de pénétrer de toutes parts, et la mer, le vent, la neige, ce n’est plus seulement leur rumeur que nous connaîtrions, mais leur réalité, et nous serions alors capables de percevoir chaque instant de la vie ».
Franck Sargeson pense qu’elle doit « élargir le champ de son expérience » et faire, comme c’était encore d’usage pour tout artiste, un voyage en Europe. « Il valait mieux (également, écrit-elle) que je sois hors de Nouvelle-Zélande, avant que quelqu’un ne décrétât qu’il fallait m’interner ». Elle obtient grâce à lui une bourse pour voyager à l’étranger.
La deuxième partie se clôt sur le départ de Janet
La 3ème partie The envoy from Mirror city (titre traduit par Le Messager) pourrait être sous-titrée « recherche d’un territoire ». Janet quitte la Nouvelle-Zélande pour 7 ans de voyages et séjours en Europe : Londres, Paris, Ibiza, Andorre puis Londres à nouveau.
Le premier plan nous montre les quatre sœurs, jeunes, sur une falaise au dessus de l’océan, chantant « Va voir à Paris si j’y suis ». Ce voyage est aussi un voyage vers la mère patrie, « home » pour le père de Janet, un retour aux origines.
« L’avenir s’amoncelle sur le passé » écrit Janet Frame.
La femme de 32 ans qui renaît est encore enlisée dans ses doutes et ses peurs (« Je me livrai (…) durant ce voyage à un exercice de contagion émotionnelle, transposant le paysage extérieur en paysage intérieur, et vice et versa, jusqu’à imaginer que je me muais en pin noir, étreint par l’hiver » note-t-elle, mais elle va apprendre à voler de ses propres ailes, sa machine à écrire sous le bras.
Après une traversée maritime durant laquelle Janet est malade tout au long des 32 jours de mer, l’arrivée à Londres est désastreuse, Janet est de nouveau trahie par l’écrit : la lettre qu’elle a envoyée pour retenir une chambre n’est jamais arrivée ! Sans abri, en terre étrangère, prête à s’effondrer, elle trouve réconfort dans la littérature, le mythe de la lettre perdue et de son messager depuis la « ville miroir » de notre imagination qui donne son titre à cette 3ème partie , véritable épiphanie.
T3, p.20 : « L’espace d’un instant, la perte de la lettre que j’avais écrite me sembla insignifiante auprès du don fictif de la perte, comme si au sein de chaque événement gisait le reflet que seuls l’imagination et ses multiples langages permettaient d’atteindre et que, telles les ombres sans la caverne de Platon, nos existences et le monde lui-même renfermaient des villes-reflets que nous révélait notre imagination, le Messager. »
Elle trouve un hébergement précaire et sa solitude est à peine rompue par de brèves rencontres décrites avec humour, le collant irlandais, Patrick aux idées étriquées, qui « veille sur elle » et cherche à infléchir sa vie (il lui demande de façon répétée si elle est « fancy free », traduit par « moderne », en fait si elle a « le cœur libre » ), des soirées avec des « écrivains » qui ont choisi leur éditeur prestigieux mais s’étonnent que Janet ait publié !
Elle va à Paris d’où elle prend un train pour l’Espagne (à Paris elle est encore victime du langage : croyant enregistrer ses bagages, elle les dépose à la consigne, « to consign » signifiant « expédier » en Anglais !), elle arrive à Ibiza, aux Baléares, où elle trouve un hébergement chez deux sœurs célibataires et prudes et où elle se sent riche en comparaison avec la pauvreté des habitants de l’île.
Dans cette autre « Is-land », elle trouve une certaine liberté (elle s’autorise un gilet rouge tandis qu’elle observe les petits cercueils d’enfants prémonitoires de la fausse couche qui conclura son Odyssée espagnole).
Un peintre américain vient partager la maison où elle loge, choquant les logeuses, troublant l’isolement de Janet. Il lui fait rencontrer ses amis et Janet, « aussi asexuée qu’un bout de bois », dit-elle, fait la connaissance de Bernard qui enseigne l’histoire et se dit « poète ». Elle a avec lui sa première relation sexuelle et sentimentale, plus pour « élargir son champ d’expérience » que pour trouver un corps.
Janet est atterrée par l’accumulation de clichés du médiocre poème que lui lit Bernard (« ça doit être ravissant…le printemps en Ohio ! ») dans son livre, Janet se dit consciente « d’évoluer en permanence au sein d’un cliché », « j’éprouvais un sentiment de tristesse et de fatalité à l’idée d’être au sein d’une True Romance (« puis, il…puis, je… ») dans une villa de pierre blanche, au bord de la Méditerranée » (p.99-100). En dépit de sa volonté de vivre cette histoire, elle est consciente que cette aventure n’a que le travestissement, les mots, les clichés (terme qu’elle répète) de l’amour et elle tourne en dérision la douleur de ne pas exister physiquement dans cette relation, la non congruence du désir et du vouloir.
Janet Frame montre ici une impossibilité totale du rapport à l’homme en tant que corps (nous ne sommes pas du tout dans le même registre dans le film, au moment où Jane Campion induit un plaisir possible, lorsqu’elle montre Janet se baignant nue sous le regard séducteur et séduit de Bernard).
Bernard repart, les vacances sont finies, Janet reprend son travail d’écriture [Jane Campion situe la rupture et le repli de Janet au moment du départ de Bernard alors que dans le livre, la rupture intervient au moment où Bernard répond à Janet que « ce serait terrible » si elle était enceinte, p.104-105. Il n’y a pas de place pour un désir d’enfant.]
Le récit condensé du film nous montre Janet de retour à Londres où elle retrouve Patrick Reilly qui veut toujours la décourager d’écrire et l’incite à trouver un vrai métier (il pointe le caractère hautement transgressif sur le plan symbolique du fait, pour une femme, de s’emparer du pouvoir phallique de l’écriture) .
[Dans le récit autobiographique, Janet est partie en Andorre où elle a fait la fausse couche (les mots d’amour, les clichés de Bernard, sont « lettre morte »), et où elle a failli se marier, confrontée au choix entre une vie « normale » et une vie d’écrivain qui exige la solitude, choix entre monde réel et monde de l’imagination « mirror city ». Jane CAMPION transpose à Londres l’épisode de la fausse couche ].
Janet cherche du travail, se confronte à son « statut » de schizophrène [Scène du refus de l’engager comme infirmière avec la surprise de son interlocutrice, puis la scène où Janet peint des têtes de poupées, absente du livre].
Elle décide, comme la dépression menace de nouveau et dans une exigence de vérité, d’avoir le cœur net sur sa pathologie et demande un rendez-vous à un médecin de l’institut de psychiatrie, « dans l’intervalle (elle trouve) un emploi (ouvreuse de théâtre), un agent littéraire et (achète) une encyclopédie du sexe » écrit-elle (T3, p.131). Elle se fait de nouveau hospitaliser, subit des examens et des tests psychologiques qui concluent qu’elle n’a jamais été schizophrène et n’aurait pas du être internée.
« La vérité, tout d’abord, m’apparût plus terrifiante que le mensonge. Qui m’aiderait si je n’étais pas malade ? » (Cf p.142)
Janet entame une thérapie avec un psychiatre qui comprend que « l’existence qui (lui) convenait était de vivre seule et d’écrire, en résistant, si (elle) le souhaitait, aux exigences d’autrui » ; il la convainc de renouer avec l’écriture : ce sera le récit de ses expériences psychiatriques, Visages noyés.
Le roman est édité et bien accueilli par la critique. Sa vie devient celle d’un écrivain qui s’accepte et est accepté comme tel.
Jane Campion met en scène l’épisode du rendez-vous chez l’ éditeur de Janet,W.H. Allen, après qu’elle ait accepté de « faire quelque chose » de sa tignasse rousse. Son éditeur met un appartement à sa disposition pour qu’elle puisse écrire. Il lui présente des écrivains (dont Alan Silitoe auteur de «La solitude du coureur de fond ») lors d’une soirée pluvieuse où Janet arrive trempée (elle doit symboliquement changer de vêtements et de chaussures…).
Elle reçoit une lettre de sa sœur lui annonçant le décès de leur père, d’une attaque. Là encore, la littérature lui offre avec les histoires de détectives à sensation, qui se passent sur les quais de Londres, que son père aimait lire et partager avec elle, la possibilité d’exprimer des affects (T3, p.218-219). La décision de retourner définitivement en Nouvelle-Zélande est motivée par la mort du père mais aussi par le refus d’être un écrivain en exil.
« J’avais progressivement consolidé mon identité et ma « place », au travers de mes conversations avec le Dr Cawley, comme s’il s’était agi d’un couturier qui m’aurait aidée à renforcer les coutures de ma vie ; à présent, j’enfilais mon costume pour l’essayer » (T3, p.215).
Après ces 7 ans de bohème durant lesquels son rapport à soi et au monde s’est pacifié, elle peut entreprendre la traversée de retour, tout aussi malade qu’à l’aller, mais « survivant » cette fois grâce à l’aide d’un passager (Albert, un physicien nucléaire ! ) qui se prend d’amitié pour elle.
Janet revient dans son île, en Nouvelle-Zélande (en 1963) où elle est devenue un auteur reconnu. La boucle est bouclée.
Elle entreprend de ranger la maison paternelle de Willowglen, le « royaume près de l’océan », laissée à l’abandon, la description détaillée des humbles objets quotidiens leur rend dans l’autobiographie une beauté miséricordieuse, tandis que dans le film les godillots du père font associer au tableau de Van Gogh.
Mettre les chaussures du père, identification phallique au père, est la métaphore d’un signifiant phallique transmis par le père, condition sine qua non de la possibilité pour une fille de faire acte d’écriture (c’est le père qui donne à Janet les premiers cahiers pour écrire ses poèmes, les beaux cahiers reliés du chemin de fer).
La scène des reporters qui demandent une photo à Janet pour leur article « en exclusivité » vient en écho à la scène de la fin de la 2ème partie où Janet s’étonne de ne pas voir sa photo sur l’exemplaire de son premier livre publié que sa sœur et son beau-frère lui apportent à l’hôpital.
La scène de clôture du film nous montre la nièce de Janet, Pamela, dansant dans la caravane que Janet occupe dans le jardin de sa sœur (celle-ci lui avait proposé cet arrangement temporaire pour son retour en Nouvelle –Zélande). Puis Janet est seule et écrit, isolée derrière la vitre de la caravane : les mots de conclusion « hush, hush, hush » invitent au silence.
« L’ange à sa table », l’ange gardien, l’ange de la table d’écriture, a réconcilié Janet avec le monde où elle a enfin trouvé sa place, où elle a trouvé son lieu (même si l’image de la caravane dans le film lui donne un aspect modeste et précaire), une « chambre à soi », réconciliée à la fois avec la vie et avec la mort.
Après la rédaction de plusieurs romans dans les années 60 et 70, elle entreprend la rédaction de son autobiographie, entre 1982 et 1985.
Elle mènera une existence discrète, refusant mariage et vie de famille, solitaire,« semi-recluse » disent certains, avec quelques voyages en Grande- Bretagne et en Amérique du Nord, et de rares apparition en public afin de se consacrer entièrement à l’écriture.
Janet FRAME, devenue l’auteur Néo-Zélandais le plus connu après sa compatriote Katherine MANSFIELD, a publié:
11 romans
5 recueils de nouvelles
1 recueil de poésies
1 livre pour enfants
Elle a été pressentie deux fois pour le Prix Nobel de Littérature, dont la dernière en 2003.
Elle est décédée de leucémie à DUNEDIN le 29 janvier 2004.
Psychopathologie :
–Syndrome d’Asperger ?
Dans le site internet consacré à Janet Frame, ses ayants droit reviennent sur ce qu’ils appellent les « myths », mythes, idées reçues, concernant Janet Frame et mettent en garde contre les différents diagnostics évoqués à propos d’elle.
On peut néanmoins penser, en ce qui la concerne, à des traits autistiques, relevant du syndrome d’Asperger (décrit par Hans Asperger en 1944), forme d’autisme touchant des sujets d’intelligence normale. Classé dans le DSM IV parmi les « troubles envahissants de la personnalité » il devrait disparaître du DSM V, rejoignant l' »autisme de haut niveau » dont il partage certains symptômes.
Les principaux symptômes sont :
– Avant 3 ans, l’enfant est souvent trop sage. Il n’a pas de retard de langage, au contraire, il a un excellent vocabulaire, il emploie des mots très recherchés et a une excellente mémoire
– Sur le plan physique, il est maladroit, il a certains tics.
– Les symptômes les plus importants se situent sur le plan social. Le sujet est socialement inadapté, il a du mal à saisir le langage non verbal (les expressions, mimiques etc.) et a peu d’expressions faciales. Il a du mal à saisir les expressions abstraites, figurées qu’il peut prendre « au pied de la lettre ». Ce qui entraîne des problèmes de communication, des difficultés à identifier les émotions des autres et la diminution de l’empathie, une incapacité à mentir. Cela suscite la moquerie des pairs qui y voient une grande naïveté.
– La résistance au changement qui suscite de l’angoisse. D’où l’attachement aux habitudes, aux règles.
– L’engouement pour un domaine spécifique et la capacité à en parler longuement. Le sujet ne peut parfois communiquer avec les autres que par le biais de ce domaine précis.
– L’isolement dont il souffre, qui peut entraîner une dépression et parfois une tendance suicidaire.
Voir récit de Josef SCHOVANEC Je suis à l’Est ! paru en 2012, chez Plon.
Ou personnalité « as if » (Helene Deutsch) , en « faux-self »(Winnicott) ?
-Type de perturbation émotionnelle où la relation avec le monde extérieur est appauvrie,
-sans trouble de conduite, au contraire l’adaptation à l’environnement préservant le sujet fragile ( le conformisme est compris comme un investissement défensif de la normalité)
-la souffrance est difficile à percevoir mais réelle
-avec des capacités intellectuelles intactes voire sur valorisées,
-mais où domine un manque d’investissement de l’objet.
-le « faux self » se serait constitué en réaction à des traumatismes, à des situations contraignantes et angoissantes.
Voir D.W. WINNICOTT : La crainte de l’effondrement (Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1975, n°11, pp.35 à 44).
L’écriture ou la vie :
L’œuvre étudiée soulève la question du passage à l’acte d’écrire. C’est, comme souvent, sous l’effet d’un trauma et c’est un recours existentiel, il s’impose :
« Les efforts que je déployais pour parvenir à écrire me firent réaliser l’évidence, la seule certitude en ce qui concerne l’écriture et le cheminement par lequel on devient écrivain : il s’agit d’une chose que l’on doit accomplir et non en rêver, imaginer, voire en parler (l’amour propre finit alors par se décomposer comme une éponge gorgée d’eau) ; il faut, tout simplement, écrire » (T3, p.171).
« I think I’ve got the wrong way of looking at Life » sont les mots sur lesquels se clôt le premier recueil de nouvelles de Janet Frame The lagoon and Other Stories.
Comment regarder la vie, non pas « prendre la vie du bon côté » même si cela-même ne va pas de soi pour Janet, stigmatisée comme enfant pauvre et sale, peu sociable puis comme malade mentale, mais comment trouver la bonne façon de la regarder pour s’y incarner et en rendre compte, être son propre miroir.
La question de l’identité est centrale dans l’œuvre de Janet Frame, à la fois identité personnelle et identité nationale et culturelle.
L’Autobiographie (comme le film), est conforme aux règles du roman d’apprentissage : le héros, l’écrivain surmonte les obstacles de la société, les épreuves de la vie, et dépasse la folie pour et par l’écriture. Mais si l’écriture l’a sauvée, si elle lui a permis d’exprimer une sensibilité aux êtres et aux choses et par le sens du détail et la capacité d’analyse a posteriori, de se pencher sur elle-même sans complaisance, l’écriture n’a fait que renforcer son isolement maladif.
Le rapport au langage et à l’écriture est ambivalent : L’écriture isole aussi des autres, elle trahit, elle déçoit.
La prédominance du point de vue de l’enfant, tout au long de la 1ère partie, l’enfant qui n’a pas intégré les conventions du langage, les codes sociaux, sert de révélateur à l’hypocrisie du monde adulte. L’enfant est en quête de vérité, en quête de sens, il est un visionnaire en puissance, dans son appréhension naturellement poétique du monde. Il évolue dans ce que Julia Kristeva nomme la « chora », espace pré individuel, antérieur à l’installation du « logos », avant la maîtrise du langage symbolique, lieu de l’imaginaire où coexistent les contraires, marque d’une vision du monde poétique où la rationalité n’a pas encore ses droits mais qui n’est pas pour autant dépourvue de mots. L’écart entre le signifié et le signifiant y est réduit au maximum et les mots ont le pouvoir de faire apparaître ce à quoi ils font référence. Les enfants n’évoluent cependant dans un monde idéal, ils ont au contraire, une conscience aiguë des aspects les plus obscurs et angoissants du monde, la mort, la sexualité, qui deviendront tabou avec les codes sociaux et langagiers de l’entrée dans le symbolique.
Le langage et l’écriture sont en effet le véhicule de la norme (travail important chez Janet Frame, sur les « poncifs »), le discours de l’autorité qui demande à ce que l’on s’y soumette, qu’on lui obéisse et qu’on l’imite. C’est cette norme qu’il s’agit de mettre à jour pour la saper. Le langage de l’autorité ne sert pas à dire le monde mais parfois à en occulter ou à en policer, certains aspects, ce sont les clichés, les lieux communs, qui ont un caractère trompeur, voire dangereux, les euphémismes (voir le langage des condoléances, particulièrement chargé d’euphémismes et de clichés, dans l’Autobiographie). C’est aussi l’écart douloureux entre signifiant et signifié (voir le moment où Janet accepte d’aller à l’hôpital pour « un peu de repos », s’engageant en fait dans huit ans d’enfermement).
Dans sa difficile et paradoxale position d’artiste, Janet Frame ne cesse de dénoncer le conformisme auquel elle-même se soumet ( elle est « the no-trouble at all girl »), conformisme qu’elle reproche à la société néo-zélandaise, plus britannique que la Grande Bretagne, sous la coupe de la Grande-Bretagne, dont l’attachement et l’imitation de la mère-patrie empêchent l’émergence d’une identité originale [voir la surprise de Janet, à son arrivée à Londres, de constater que les anglais font des fautes de grammaire dont, dit-elle, « on lui avait appris avec sévérité qu’il s’agissait d’actes criminels. Je n’avais jamais eu conscience d’avoir été si profondément persuadée qu’en brisant les règles du langage on commettait un crime qui méritait un châtiment» T3, p.43.] La rébellion ne peut être pour elle que textuelle.
L’écart par rapport à la norme exclut du groupe, le hors-norme ( Le problème récurrent des cheveux de Janet surnommée «fuzzy», dans l’autobiographie, roux, frisés, rebelles, impossible à lisser, en est l’image ), devient radicalement a-normal avec le diagnostic de Schizophrénie (on peut penser à ce que Michel Foucault dit de la conscience de la folie comme écart, déviance, par rapport à un groupe porteur des normes de la raison, sûr de détenir la vérité, et de la certitude qu’il faut réduire la folie au silence).
La différence, au cœur de l’écriture, est pour Janet, sociale ( elle n’a jamais les vêtements qu’il faut, elle ne sait pas quoi dire en société) physique (les cheveux roux, la maladresse), et mentale (la schizophrénie). Si tous les marginaux ne sont pas artistes, tous les artistes, selon Janet Frame, sont marginaux. Il s’agit de se décaler de la société au risque de s’en aliéner.
Janet choisit d’habiter un temps le nouvel espace que lui assigne le diagnostic de Schizophrénie, handicap et cadeau à la fois, et s’applique à écrire en schizophrène, «a textbook schizophrenic» dans la persévérance à rester la «no-trouble at all girl», répondant ainsi à ce qu’elle imagine de l’attente des autres (endossant les habits du Van Gogh que lui propose John Forrest, « my schizophrenic fancy dress » écrit-elle), tant son désir de trouver une place, un espace, espace de pensée intérieur mais aussi espace de reconnaissance extérieure, est puissant : la surprise de son originalité, le « Jean’s so original »(« Janet est tellement originale ! ») dont les enseignants qualifient ses interventions, étant préférable au «homelessness of self», l’absence totale d’identité, dont elle souffre.
L’hôpital offre aussi un abri : « a trap is also a refuge ».
Dans cet autoportrait proposé au lecteur, comme au spectateur de sa vie, le regard interrogateur porté sur soi pose la question « qui suis-je ? ». La question ne renvoie pas seulement à l’inquiétude de l’hystérique, mais à un conflit plus archaïque en rapport avec le sentiment de « vide intérieur » décrit par Mélanie Klein, l’angoisse de destruction du corps maternel ou du manque créé par le signifiant pour Lacan.
L’œuvre a ici un rapport étroit avec la construction du moi. Tandis que le rapport à la réalité extérieure est vécu comme une agression, le processus créateur permet la mise en place de sa propre réalité dans une vision très personnelle du monde et du langage.
Récurrence du miroir dans le film, lié au thème de l’autoportrait :
Le thème récurrent du miroir dans le film de Jane Campion, vient donner une représentation à la « mirror city » de Janet Frame (« maison du reflet » où s’enracine l’imaginaire et d’où part le « messager » chargé du texte littéraire)
« J’ai aujourd’hui de moi le souvenir de quelqu’un dont le regard était tourné vers l’extérieur et qui regardait en soi du dehors, recueillant la vision que les autres pouvaient avoir » (T1, p.190).
Jane Campion réussit à donner un langage visuel à la préoccupation de l’auteur de se voir à la fois du dedans et du dehors. Le chemin vers la subjectivité, la recherche d’identité, passe dans le film par l’utilisation des miroirs.
Le stade du miroir est le moment dans la psychogénèse de l’enfant, où il se reconnaît comme image totale et indépendante de la mère. Moment d’intense jubilation où il découvre la relation à son propre corps (on peut penser à Kerry Fox dans la scène où elle se regarde dans le miroir en se répétant les mots de John Forrest), où il découvre également la relation à son environnement. Le sujet est suspendu à cette image qui est en même temps un leurre [petit autre imaginaire spéculaire] lieu d’identification et d’aliénation.
Le gros plan se substitue alors au je de l’autobiographie.
Il y a 5 occurrences du miroir dans le film :
– La scène où Janet imite Shirley qui vient de chanter en classe, qui est « dans la lune », dont on dit qu’elle a « tellement d’imagination », qui a « les dons poétiques » dont rêve Janet (p.152) et qui a subi, comme elle, un deuil. Janet essaie des mimiques sensées lui donner une posture « imaginative » ou « poétique » (dans le livre, elle écrit le poème qui sera lu à la radio).
– Chez sa tante lorsqu’elle entre à l’école normale, elle se sourie dans le miroir mais ses dents sont abîmées.
– Lorsqu’elle répète les compliments de son professeur « vous avez un réel talent !», mimant la femme glamour, dénudant son épaule (c’est à ce moment que John Forrest arrive avec deux collègues pour lui proposer de l’hospitaliser !)
– Lorsqu’elle doit voir son éditeur à Londres et qu’elle a accepté de se coiffer différemment. Elle ne se regarde pas vraiment mais s’entraîne à sourire « pour » le miroir.
Toutes ces scènes ne font que montrer l’absence de conscience de soi, d’identité, que le miroir procure. Il ne fait que lui renvoyer un masque social ou une imposture. Il montre l’écart immense entre l’authenticité et l’originalité qu’elle recherche et la construction d’un soi qui serait motivé par l’apparence, l’envie d’être conforme aux normes et aux attentes extérieures à elle-même.
– Mais on la voit également dans le miroir alors qu’elle écrit lors de son retour à Londres (après avoir mis de la musique pour couvrir le bruit environnant) : elle ne se regarde pas et le miroir ne la trouble pas car c’est sa posture d’écrivain que montre le reflet. Le miroir est là pour le spectateur, contenant l’image de Janet tout entière absorbée par son travail d’écriture. Dans ce reflet là, elle existe.
Comme celui du miroir, le motif de la vitre a une fonction particulière. C’est souvent à travers des vitres que le spectateur ou Janet, voient les « fous », lors de l’arrêt du train à Seacliff, dans les asiles où séjourne Janet, dans la voiture qui l’éloigne de l’asile.
En Espagne, Janet est souvent montrée écrivant près de la fenêtre cette fois ouverte, illustrant le concept du « message » depuis « mirror city ».
Le film de Jane CAMPION est fidèle à l’expérience de Janet, il l’accompagne dans son cheminement. Rien n’arrive ou n’est vu en dehors de sa présence dans la scène et aucune perspective ou commentaire extérieur à elle n’interviennent à l’image. En cela le film est fidèle à la vision de l’écrivain, vision du dedans, du dehors sur soi et au dehors, fidèle non seulement dans l’histoire qu’il raconte (ce qui n’est pas toujours le cas) mais dans son inventivité, dans sa création d’un langage cinématographique.
Janet FRAME, consultée par Jane CAMPIONet Laura JONES, a pu dire « Of course, it’not my life ! ». Le scénario d’un film ( pas plus qu’une autobiographie !) n’est le miroir de la vie.
La « mirror city » ne peut advenir que par son « messager ».
L’image finale de Janet vue à travers la vitre de sa caravane, en train d’écrire, filmée de l’extérieur, suggère un espace intérieur, contenant maternel, qui lui est propre, un écran intime qui la protège mais qui ne l’isole pas complètement de l’extérieur, du monde auquel elle destine son écriture.
Le fait de s’engendrer comme sujet d’écriture permet de dépasser le risque de se perdre, tel Narcisse, dans son reflet, grâce à l’altérité radicale du texte une fois écrit et donné à lire.
Le texte contient (dans tous les sens du terme) l’écrivain (« Madame Bovary, c’est moi » dit Flaubert), il constitue un « moi-peau » (Anzieu) ; tout texte permet également la rencontre de l’Autre (« Je est un autre » dit Rimbaud), l’autre en soi, l’autre du langage [grand Autre].
Mais rien ne préexiste au texte qui s’écrit et le sens d’une œuvre ne saurait lui préexister. L’interprétation de l’œuvre s’enracine dans l’effet produit sur le récepteur, spectateur ou lecteur, comme le montre FREUD dans son approche de la création artistique.
C’est la perspective de D. Anzieu dans son analyse de Beckett : « Je ne peux réfléchir en psychanalyste qu’à une œuvre qui me touche. Je suis pris avec elle dans un jeu de miroir, comme ces toiles que Bacon met sous verre : je regarde le tableau derrière sa vitre et je me regarde dans le reflet que renvoie le verre » (1992, Gallimard ) .
L’œuvre, objet « transnarcissique »(André Green) procure au spectateur comme à l’artiste un plaisir grâce aux jeu des identifications, identifications que sollicite le jeu de miroirs de l’écran cinématographique.