Le lait de la tendresse humaine de Dominique CABRERA

LE LAIT DE LA TENDRESSE HUMAINE

Dominique CABRERA

2001

Film franco-belge réalisé par Dominique CABRERA, sorti en salle le 19 septembre 2001.

Dominique CABRERA :

Dominique Cabrera est née le 21 décembre 1957, en Algérie, à Relizane, ville d’Oranie, dans une famille pied-noir d’origine espagnole, rapatriée en France en 1962. Son père tenait un magasin de photos.

Après des études de lettres modernes,  elle est admise à l’IDHEC (Institut des Hautes Etudes Cinématographiques) en 1978.

Dominique Cabrera dit avoir travaillé l’été 1977 alors qu’elle était étudiante, à l’hôpital psychiatrique de Fleury-les Aubrais. Pour passer le concours d’entrée à l’IDHEC, elle avait écrit un texte sur le travail à l’HP et sur une histoire racontée par les infirmiers, qui, dit-elle, l’avait « fait rêver » : « en juin 40, un groupe de patients est sorti de l’hôpital et s’est égayé dans le pays. Une partie d’entre eux a trouvé du travail dans les champs, certains n’ont jamais été retrouvés, d’autres sont morts, d’autres enfin sont remontés jusque dans les Ardennes à travers la guerre et ont demandé leur internement dans un autre HP » ; cette histoire d’exode deviendra en 1989 le scénario d’un film,  Folle embellie, qui sera réalisé en 2003.

Diplômée en 1980, elle débute comme monteuse dans les stations régionales de la chaîne de télévision FR3 et crée une maison de production, l’Ergonaute

En 1981, elle réalise son premier court-métrage J’ai droit à la parole, exemple de démocratie participative avec les locataires d’une cité de transit à Colombes à l’échelle de la construction d’un terrain de jeux pour enfants.

De 1981 à 1993, elle réalise des courts-métrages documentaires et de fiction : La Mort subite (1981), L’Art d’aimer (1985), La Politique du pire (1987). Ici là-bas (1988), portrait de ses parents, est remarqué dans plusieurs festivals. Traverser le jardin (1993).

Les documentaires qu’elle réalise ensuite la font connaître pour le regard original qu’elle porte sur la vie sociale en banlieue :

  • Chronique d’une banlieue ordinaire ](1992) où elle filme le retour d’habitants d’une tour murée du Val Fourré dans leurs appartements, occasion d’une évocation de la mémoire ordinaire de la banlieue et d’une analyse de la transformation des quartiers des années 1960 aux années 1990.
  • Une poste à La Courneuve(1994), où elle montre les rapports entre les salariés et les usagers d’un bureau de poste. À travers le rapport à l’argent, le film montre les solidarités et tensions entre les « exclus » et ceux qui ont un emploi.
  • Dans Rester là-bas (1992), elle aborde les liens entre la France et l’Algérie, à travers son retour à Alger à la rencontre de ceux qui sont restés « là-bas ».

L’œuvre de Dominique Cabrera s’inspire du réel et de sa propre vie. Son talent de cinéaste tient dans le postulat que fiction et documentaire sont deux genres indissociables.

Après s’être illustrée dans de nombreux courts-métrages Dominique Cabrera aborde le long métrage documentaire en 1995 avec Demain et encore demain, essai autobiographique, journal intime d’une cinéaste en proie à l’angoisse et au bonheur de vivre. Elle y expérimente des formes, cherche son style et trouve sa voix, chacune de ses identités (femme, mère, fille, sœur, amante) contribuant à une définition de son rôle.  Un des  premiers journaux intimes tournés en vidéo à être distribué en salles, il représente un tournant dans la carrière de la cinéaste et inaugure son passage vers des fictions qu’elle tissera d’inspiration documentaire et peuplera souvent d’interprètes issus du réel.

Elle réalise son premier long métrage de fiction en 1996 : L’Autre côté de la mer, présenté au Festival de Cannes 1997 et nominé aux Césars. La cinéaste y met en scène un pied-noir, Georges Montero (Claude Brasseur) : resté en Algérie après l’indépendance il revient en France pour se faire opérer de la cataracte. Son chirurgien (Roschdy Zem) est un français d’origine algérienne qui a coupé tous les liens avec sa culture originelle. A travers la relation qui se noue entre eux, Georges devra choisir entre rester en France ou bien rentrer, le cœur libre mais à ses risques et périls à Oran, au moment où la guerre civile prend de l’ampleur.

En 1999, Dominique Cabrera revient au Festival de Cannes avec Nadia et les hippopotames où Ariane Ascaride tient le rôle principal.

Le film qui intègre des éléments documentaires dans une trame de fiction se passe en Novembre 1995 alors que la  France est paralysée par la grève des transports. Plusieurs  employés de la SNCF se mobilisent contre le plan Juppé. Alors qu’ils rejoignent leur base en dehors de Paris, ils rencontrent Nadia. Elle porte un enfant dans les bras et cherche le père qui l’a quittée au moment de la naissance. Devant son désarroi, les grévistes l’enjoignent à se joindre à eux.

Dominique Cabrera est une artiste militante qui s’attache à la peinture des petites gens en lutte pour une vie meilleure, elle brosse le portrait de personnages authentiques, mettant en relation l’intime et le collectif.

Dominique Cabrera tourne ensuite Le lait de la tendresse humaine (2001) qui reçoit un accueil critique plutôt chaleureux. Les acteurs (Maryline Canto, Patrick Bruel, Valeria Bruni-Tedeschi, Olivier Gourmet et Yolande Moreau) reçoivent un prix d’interprétation collectif à Locarno en 2002.

Certains comédiens, tels Marilyne Canto, Yolande Moreau, Olivier Gourmet, Ariane Ascaride et Aïssa Maïga apparaissent plusieurs fois dans les films de Dominique Cabrera. Elle est fidèle également à son équipe technique, notamment sa chef opératrice Hélène Louvart, l’ingénieur du son Xavier Griette, l’assistante Ariel Sctrick et la compositrice Béatrice Thiriet.

Suivra Folle embellie en 2004, film d’époque inspiré d’une histoire vraie recueillie alors que Dominique Cabrera travaillait à l’hôpital psychiatrique de Fleury-les-Aubrais dans les années 70. L’action se passe durant l’exode de Juin 1940. Sur un fond tragique, ce conte de fées et de monstres fait vivre aux personnages joués par Miou-Miou, Jean-Pierre Léau, Yolande Moreau, Maryline Canto, Olivier Gourmet,  l’utopie d’une psychiatrie alternative.

Présenté à la Berlinale dans la section Forum, le film gagne le prix du jury œcuménique.

En 2009 Dominique Cabrera tourne (pour France 2, dans la série Suite noireQuand la ville mord, adaptation d’un roman de Marc Villard. Ce film est applaudi pour son portrait réaliste d’une jeune malienne, jouée par Aïssa Maïga, passionnée par l’œuvre de Basquiat, asservie par un réseau de prostitution, qui se libère de ses proxénètes. Aïssa Maïga obtient le prix d’interprétation au festival « Cinema e donne » à Florence.

En 2012, elle réalise une coproduction entre France2 et la Comédie Française : Ça ne peut pas continuer comme ça, fiction politique inspirée de la crise de la dette et jouée par les comédiens du Français (Denis Podalydès, Serge Bagdassarian, Sylvia Bergé qui reçoit un prix d’interprétation au festival de Florence « Cinema e donne »).

En 2013, Grandir, son deuxième long-métrage autobiographique est sélectionné à Cannes dans la sélection de l’ACID (Association Cinéma Indépendant pour sa Diffusion) et sort en salles. Il reçoit le prix Potemkine au festival Cinéma du Réel.

Enfin, en 2015, Dominique Cabrera tourne l’adaptation du roman de Maylis de Kerangal Corniche Kennedy. Ce film sorti en salles début 2017, met en scène les tribulations d’une bande de jeunes marseillais des quartiers populaires, observés par la brigade des stups, qui défient les lois de la gravité en plongeant depuis la falaise et leur rencontre  avec Suzanne  qui  les dévore des yeux depuis sa villa chic, enviant leurs corps libres et leurs excès. Une partie des acteurs (les jeunes plongeurs entraînés par le champion du monde de plongeon de haut-vol, Lionel Franc) sont des amateurs et une partie des dialogues a été écrite avec eux.

Le lait de la tendresse humaine

 Synopsis :

Christelle, maman de 3 enfants, vient de donner naissance à une fille : Sandrine. Alors qu’elle est au téléphone, elle voit de l’eau passer sous la porte  de la salle de bain où elle a « oublié » son bébé et inonder son appartement. Elle s’enfuit de chez elle, s’imaginant avoir noyé la petite fille. Paniquée, en pleine crise d’angoisse, sans prendre le temps de vérifier ce qu’il en est, elle se précipite au dehors, n’arrive pas à téléphoner à sa mère. Elle tombe évanouie devant le palier de l’appartement d’une voisine : Claire. Celle-ci inquiète et compatissante, l’hébergera pendant 3 jours,  3 jours durant lesquels Laurent, le mari de Christelle, cherche sa femme et tente de comprendre sa disparition. En questionnant famille et amis sur sa femme, Laurent déclenche chez eux, dans une sorte d’effet domino, une suite de remises en questions personnelles.

L’enjeu du film est l’incapacité de Christelle à faire face aux remaniements psychologiques que supposent ces événements que sont une grossesse et un accouchement. Il questionne le tabou qui entoure encore l’histoire de la maternité, le rapport entre le corps de la mère, le vécu de la grossesse et de l’accouchement ainsi que leurs représentations sociales et symboliques. 

Le scénario est de Dominique CABRERA, Gilles Marchand et Cécile Vargaftig.

L’idée du scénario, dit Dominique Cabrera,  est venue de la lecture d’un article de Linda Morisseau (psychiatre-psychanalyste qui à l’époque travaillait dans l’unité mère-enfant de Montesson dans le 78) sur la psychose puerpérale.

Musique originale de Béatrice Thiriet :

« C’est ma troisième collaboration avec Béatrice Thiriet et notre travail s’enrichit de ce temps traversé. Cette fois, je parlais d’un orchestre, je voulais quelque chose de symphonique, je lui ai fait écouter la BO du film Le fantôme de Mrs Muir. Elle a répondu avec les chœurs dans Daphnis et Chloé de Ravel. On a écouté beaucoup de musique. Et elle a composé une partition très écrite, qu’elle a enregistrée avec l’ensemble français Télémaque et les chœurs de l’Opéra de Marseille. Elle a inventé aussi une partition plus aléatoire associant les voix des acteurs à une phrase improvisée pour voix et formation de chambre travaillant sur les modes des valeurs et d‘intensité. Il y a un thème large, panoramique orchestral et un thème plus doux, de musique de chambre, plus romantique. L’écriture de la musique a évolué à travers le montage, on a créé ensemble en cherchant librement le tissu sonore qui est la musique du film », dit la réalisatrice.

Distribution :

  • Patrick Bruel: Laurent
  • Marilyne Canto: Christelle
  • Bruno Salvador: Rémi
  • Antoine Bonnaire: Cédric
  • Nour Gana : Sandrine
  • Dominique Blanc: Claire
  • Sergi López: Serge
  • Claude Brasseur: Dr Gérard Cafarelli
  • Mathilde Seigner: Sabrina
  • Valeria Bruni Tedeschi: Josiane
  • Yolande Moreau: Babette
  • Olivier Gourmet: Jean-Claude
  • Jacques Boudet: Jean-François
  • Marthe Villalonga: Marthe
  • Antoine Chappey: Guy-Michel

 Le titre :

A l’origine ce film devait s’appelait : « Quelqu’un d’autre« . L’auteur a préféré s’inspirer de cette phrase que prononce Lady Macbeth en parlant de son mari né bon et loyal, à l’ambition exempte de mal : « Mais je crains ta nature : elle est trop plein du lait de la tendresse humaine pour prendre le chemin le plus court »(Macbeth Acte I, Scène 5). Le lait qui circule tout au long du film, de personnage en personnage (dans un verre, dans le biberon que le bébé refuse puis accepte, dans les seins de Christelle) dit tous les liens qui se tissent et se défont jusqu’à la re-naissance. Il exprime également le caractère ambivalent de ces liens lorsque l’on est « trop plein » de cette tendresse, lorsque ce « lait » « gave » comme disent les adolescents.

Analyse du film :

Le générique s’inscrit dans un long travelling qui suit depuis la voiture de Laurent les courbes verdoyantes des monts du Jura, courbes maternelles d’une déesse Terre, la caméra nous introduit ensuite dans un espace entre réalité et reflets : Seule chez elle après son accouchement, Christelle s’agite nerveusement devant son évier de cuisine tout en téléphonant. On l’entend (difficilement car la musique se superpose à la voix) refuser de sortir pour fêter son anniversaire (ses 30 ans) : « Non on fait ça entre nous, tous les quatre, tous les cinq je veux dire… », « Non je ne veux pas souffler les bougies, à mon âge ! ». Le visage de Christelle emplit l’écran alors qu’elle s’arrête, saisie. Cette très belle scène initiale, filmée caméra à l’épaule, place le spectateur au plus près du regard perdu de l’actrice, la caméra suit ce regard et nous fait découvrir ce que voient ses yeux : l’eau qui coule sous la porte de la salle de bains et inonde l’appartement [« on peut filmer les sentiments sans les mots, écrit la réalisatrice, s’il y a un acteur pour se laisser traverser »]. On entend les bruits d’un bébé tandis que l’actrice, haletante, pose la main sur la poignée de la porte, hésite à l’ouvrir.

En ce qui concerne la technique, Dominique Cabrera dit avoir « choisi de tourner caméra à l’épaule car (elle) voulait fabriquer un film où l’on sent quelque chose de fragile, comme un chemin qui se cherche, comme un dessin fait au crayon, pour donner l’impression de quelque chose de mouvant comme le vent dans les feuilles, pour avoir l’impression que la pellicule est affectée par ce qui est filmé et aussi pour pouvoir aller vers (s)es acteurs ».

C’est donc à deux jours de son anniversaire que Christelle craque (l’anniversaire est un « moment de célébration de de mélancolie. Comme au moment d’une naissance, on formule le vœu que la vie continue » nous dit la réalisatrice dans un entretien).  C’est lorsqu’elle aura accepté de « souffler ses bougies » avec des inconnus qu’elle pourra « commencer à reprendre son souffle » et revenir vers les siens.

Christelle ne peut supporter son ambivalence, le fait même d’imaginer pouvoir tuer sa fille (puisqu’elle sait rapidement que l’enfant n’a rien et qu’elle demande à Laurent, son mari,  d’en prendre soin). Elle est submergée par la vision d’une « perte des eaux » monstrueuse, devenue létale. La  crise de panique allant crescendo, elle se sauve. Elle s’enfuit, essoufflée, perdue, cherchant de l’aide auprès d’un automobiliste qui ne s’arrête pas, auprès de sa mère, première personne qu’elle tente d’appeler mais qui « n’est pas là ». L’image souvent tremblée, instable, traduit la détresse de Christelle lorsqu’elle s’enfuit de chez elle.

Elle ne va pas bien loin, tâchant de se donner du courage (« Bon allez allez, allez c’est  fini, c’est fini, là c’est fini, on y va, ça va, ça suffit maintenant ! On va rentrer à la maison… »). Elle revient dans son immeuble (« Les Résidences La grande Rèche ») où elle voit ses enfants au milieu de l’inondation. C’est au vu de cette eau qu’elle est de nouveau paniquée, noyée. De façon métaphorique, refaisant à l’envers le chemin de sa propre naissance et de l’accouchement de sa fille, elle remonte d’un étage l’escalier en colimaçon peint en rouge, et s’évanouit sur le palier  de l’appartement de Claire au moment où celle-ci sort.

La mort subite, heureusement temporaire, de cette mère devant ce séisme, devant l’insupportable douleur qui l’accompagne, va trouver par hasard, un lieu où être recueillie et entendue. Laissant sa place vacante, Christelle va en occuper une autre de force, squattant la sphère privée de Claire.

« Ce sont ses rapports avec Claire, sa voisine, qui permettent à Christelle de renaître et réciproquement d’ailleurs. C’est le fait que Christelle soit chez elle qui va permettre à Claire de faire bouger quelque chose dans sa vie et d’accéder à une connaissance plus grande d’elle-même » nous dit la réalisatrice.

Claire, la voisine à laquelle Christelle n’avait jamais parlé,  abasourdie mais calme, chaleureuse, ne juge pas, elle écoute. Enseignante peut-être, elle est femme de langage. Elle comprend d’emblée que l’état de Christelle est dû à son accouchement récent. Faisant office de « sage-femme » (ou de psychanalyste ?), en supportant ses silences ou son agressivité, elle pourra rendre à Christelle sa capacité d’être mère, là où ont failli la sage-femme de l’accouchement réel, la mère ou la sœur de Christelle, la rendre à la vie en la guérissant de sa bouffée délirante.

Entre elles deux va alors se nouer une sororité sur le tas, forcée, dérangeante, éprouvante. Dans un espace hors du temps, Claire va nourrir, soigner, laver Christelle, lui chanter des berceuses, lui parler. De cette relation régressive et réparatrice, des interactions vont naître. Leur rencontre, expérience identificatoire, et ce qui se joue entre elles, sont « en deçà de l’œdipe, nous dit Dominique Cabrera, dans quelque chose de plus archaïque qui est de l’ordre de leur relation à leur propre mère ».

Les prénoms des deux femmes, Christelle et Claire sont en écho : « Christelle » transparente et fragile comme le cristal, dont le visage est vu à travers des reflets : son reflet sur l’eau qui inonde l’appartement, ceux des vitres partiellement voilées de rideaux, ceux du verre plaqué sur une vitre pour y enfermer des fourmis, ceux du miroir embué de la salle de bains. Avec dans ce prénom, la dimension de souffrance féminine inhérente à une société judéo-chrétienne (Christelle vient du grec Kristos = messie). « Claire » dans la lumière et l’intelligence d’esprit et de cœur, au son net et pur du langage, avec l’évidence et l’absence d’équivoque du lien sororal (« un peu bonne sœur » dit-elle).

Le personnage de Christelle ne cesse de se refléter de façon parcellaire et épisodique dans les vitres qui la cloisonnent dans un univers tour à tour ouvert et fermé, comme dans l’espace de la cabine téléphonique, premier refuge qu’elle trouve dans sa fuite. La caméra se saisit de son « regard absent ou incurvé », ce regard que Julia Kristeva prête aux Madones à l’enfant de Bellini (Etre mère aujourd’hui  et Maternité selon Bellini in Peinture n°10-11), silencieuse représentation d’un monde intérieur.

 « En dehors » de la réalité et pour aller en dedans d’elle-même, Christelle va se vivre comme si « le bébé » n’existait pas. D’abord comme paralysée,  privée de parole, Christelle est incapable de dire le prénom de sa fille. Tout au long du face à face entre les deux femmes, toute à cette perte de mémoire, de repères d’espace et de temps,   Christelle ne pourra faire exister sa fille en la nommant. La reconnaissance ne se fait pas, l’enfant distinct de soi n’est pas posé dans la réalité.

On peut s’interroger également sur le prénom choisi pour ce bébé : Sandrine, qui nous rappelle que lorsqu’une mère met au monde un enfant, elle lui donne la vie certes, mais elle le destine aussi à la mort. Sandrine/Sabrina en écho à la rivalité sororale mortifère : y-at-il de la place pour deux ? Peut-on reconnaître une existence à l’autre qui vous ressemble, au double, sans risquer d’y perdre la vie ?

Le « parcours de la reconnaissance » (Paul Ricœur) entre cette mère et son enfant,  se joue d’abord à l’intérieur d’elle-même. C’est cet espace intérieur, le secret de la psychè, que capte la caméra de Dominique Cabrera, avec ses plans fixes sur le visage de Christelle, au plus près de son regard, de ses gestes lents, étirant le temps au maximum, l’absence de musique faisant ressortir les plages d’un silence où résonnent, assourdis, les bruits du monde extérieur, comme dans le monde intra-utérin : « Tout le film (est) dans l’état de Christelle, suspendu, entre vie et mort, projeté dans son monde intérieur » dit la réalisatrice.

Chez Claire, Christelle se repose, elle régresse plongée dans des phases de sommeil profond, elle commence à se recomposer. Ce retour en enfance, jusqu’à adopter sur le divan de sa voisine la position fœtale, lui permettra de retrouver à la fois la mémoire et le chemin qui la mènera vers sa fille.

Pourquoi Christelle, jeune femme active qui a déjà donné naissance à deux garçons et les a élevés jusque-là, se révèle-t-elle incapable de reconnaître sa fille et d’être une mère « suffisamment bonne » ?

« Il est significatif, écrit Caroline Eliacheff à propos du film (Mères-filles, une relation à trois pp.28-29), que cette dépression apparaisse à la naissance de la première fille, après deux garçons, chez une femme acharnée à être parfaite. « Ma naissance a été pour ma mère le plus beau jour de sa vie », dit-elle d’une voix de petite-fille récitant une leçon, alors que son propre accouchement lui a laissé un souvenir douloureux et frustrant. Est-ce l’incapacité de faire en sorte que la naissance de sa propre fille soit « à la hauteur » de ce que fut sa propre naissance pour sa mère qui l’a plongée dans la dépression ? ».

Le hiatus entre l’enfant imaginaire de la grossesse et l’enfant réel de la naissance est ici traumatique. Il provoque l’émergence d’un conflit d’origine ancienne (névrose infantile) qui entraine des ratés dans l’interaction présente.

La détresse de Christelle interroge son statut de mère. Tous les personnages féminins du film sont dans le manque, malades d’être mères ou de ne pas pouvoir l’être : Christelle bien-sûr mais aussi sa mère qui ne lui est d’aucun secours, qui reste dans une idéalisation de sa fille, petite fille gratifiante et très sage, Sabrina qui fait de sa maternité un enjeu dans la rivalité agressive avec sa sœur, Claire qui a renoncé à la garde de son fils au moment de son divorce car elle pensait ne pas être capable de s’en occuper, Josiane, l’épouse stérile « qui perd tout même les hommes ».

Dans une très jolie scène, nous voyons un « face à face » entre Josiane et le bébé : l’ « accordage affectif » (Stern) du couple Josiane/Sandrine dans leurs interactions visuelles (avec un accrochage des regards), et interactions vocales, l’harmonisation affective, la tonalité de leurs échanges et le sentiment de plaisir qui s’en dégage, donnent toute la mesure du manque de Josiane. Nul doute qu’elle ferait une bonne mère adoptive et que Laurent a eu une bonne intuition en lui confiant ce bébé ! Cette scène montre également les ressources du bébé lui-même et sa capacité à mettre en place un lien mère/enfant de bonne qualité. C’est aussi l’enfant qui fait la mère.

L’expérience de la maternité est une « passion » au sens étymologique du terme (voir le choix du prénom « Christelle »), c’est aussi un risque de perte (voir le prénom Sandrine).

S’il faut plusieurs générations pour faire une psychose puerpérale, on peut s’interroger sur la mère de Christelle qui se culpabilise peut-être à bon escient : Quel type de mère était-elle ? Une mère surprotectrice, nourricière, nourrie de ses enfants et de leur amour inconditionnel ? Serait-elle comme la mère de la cinéaste une enfant adoptée ne connaissant pas ses origines et la raison de son abandon ? A-t-elle comblé son angoisse d’abandon et son besoin d’amour par ses maternités à défaut d’être comblée par un homme ? Est-ce pour cela que ses deux filles ont tant de mal à se séparer d’elle ?

« J’ai beaucoup lu Françoise Dolto et j’y ai beaucoup pensé en faisant ce film (écrit Dominique Cabrera). Je me souviens d’une anecdote que j’ai failli utiliser, où elle raconte l’histoire d’une femme qui tombe dans une espèce de catalepsie après la naissance de son bébé. Son mari fait une sorte d’enquête dans sa famille et découvre que sa mère avait déjà eu un problème semblable. Il va au chevet de sa femme et lui raconte l’histoire et elle se réveille. »

Les fantasmes inconscients qui entourent la grossesse [fantasmes de mort à l’égard du bébé, fantasmes de mort de la mère], les passages d’une identification à une autre, ces mouvements identificatoires à l’image des poupées russes [voir le rêve agressif et mortifère de Sabrina, sœur de Christelle, elle-même sur le point d’accoucher] : identification à sa propre mère, identification au bébé figuré dans le fantasme de retour au ventre maternel, tous ces fantasmes inconscients et particulièrement lorsqu’une fille est attendue, accentuent la crainte de ne pouvoir s’extraire de la mère. Ils  réactivent le danger d’une identification narcissique inélaborable avec la mère.

La préoccupation maternelle primaire devient angoisse maternelle fondamentale. L’épuisement, l’agressivité contenue, la culpabilité, font le lit de la dépression exprimée sous forme d’impuissance à comprendre et à satisfaire les besoins du bébé, sous forme d’abaissement de l’estime de soi, la mère se sentant incompétente.

Christelle envisage même de confier sa fille à sa mère, comme une solution allant de soi, dans l’ordre des choses, redoublant sa sujétion à sa mère, sa position d’enfant fantasmatique dans une relation où il n’y aurait pas de place pour un tiers (le père ? le mari ?).

Enfant phallus de sa mère, fille restant dans la dépendance à sa mère, le désir maternel de Christelle (Laurent insiste sur le fait que leur fille était bien « désirée »), se heurte au fait de reproduire le projet de totalité de sa mère. « Il est nécessaire que la fille puisse se distinguer de sa mère, surtout qu’elle puisse oser le faire » (Jean-Marie Delassus La mère entre deux morts : paradoxes de l’inconscient maternel, in Les mères et la mort, réalités et représentations). Si Freud parle de l’ « abandon par la fille de l’objet maternel » il s’agit en fait de « mettre fin à l’attribution exclusive ou prépondérante de la maternité à sa propre mère ». Pour être en mesure d’être mère, la femme doit faire l’expérience paradoxale, fantasmatique et inconsciente, de sa propre mort mais aussi de celle de sa mère.

La mise au monde d’un enfant a toujours à voir avec la mort. Un tabou reste opérant sur la proximité avec la mort, de la conception d’un enfant et de sa mise au monde. Ce rapport gestation/maternité/mort est toujours passé sous silence, véritable scandale face au désir d’enfant, à la sacralisation de la maternité et de la figure maternelle dans nos sociétés occidentales. Cette occultation de la dichotomie bonne/mauvaise mère qu’elle entraine a pourtant été longtemps une réalité historique : l’enfant mort-né, la jeune maman mourant en couche, l’avortement clandestin, les fausses-couches, voire l’infanticide (souvent sélectif selon le sexe de l’enfant ou sa constitution,  toujours présent en Inde, en Chine mais aussi en Grande-Bretagne au XIXème siècle par exemple) ont inscrit et inscrivent encore la maternité dans le registre du mortifère.  

Les rites et traditions populaires, les dictons qui accompagnent encore la grossesse, attestent de la peur de l’enfantement et des dangers qu’il fait courir à la mère et l’enfant.

Comme les mères infanticides qui dénient l’identité de leur bébé, Christelle sera guérie de sa psychose puerpérale lorsqu’elle parviendra enfin à « voir » sa fille, à sortir de son déni (ce que soulignent les échanges entre Claire et Christelle à propos du bébé : «  je l’ai vu hier »/ « non ce n’est pas vrai ! »). Le dispositif cinématographique est le médium privilégié pour rendre visible cette reconnaissance et convoquer le spectateur comme témoin, «  pour faire deviner ce qui est de l’intime du psychisme, la « passion intérieure et silencieuse » (Monique Bydlowski La dette de vie, itinéraire psychanalytique de la maternité) qu’est la gestation et pour figurer la com-passion nécessaire pour se reconnaître soi (la femme), reconnaître l’autre (la mère) et reconnaître l’autre en soi (l’enfant) » [Pascal Sardin in Les mères et la mort, réalités et représentations].

Ce n’est pas seulement cette troisième enfant que Christelle ne peut supporter mais peut-être aussi sa vie de famille, son travail, son mari qui ne pense qu’au travail. Elle a « tout pour être heureuse » dit-elle : « moi j’ai de la chance, mon couple il a pas de problème, y’a pas beaucoup de couples comme le mien. Moi, j’aime mon mari, j’aime mes enfants puis je m’épanouis au travail et puis les gens ils m’apprécient dans mon travail, mes enfants, ils sont bien élevés. A part ce bébé, ça va ! » dans une belle dénégation. Pourtant, au travail, si c’est elle qui gère les conflits, « elle serait passée chef de secteur si elle n’avait pas eu d’enfants ». L’arrivée de l’enfant bloque la mère dans sa préoccupation maternelle primaire, l’empêchant de poursuivre son idéal narcissique de réussite professionnelle. « Cette crise, c’est l’occasion qu’elle a de voir émerger de ses difficultés sa propre identité » écrit Dominique Cabrera.

« Christelle est dans un rôle auquel elle essaie de se conformer le mieux possible et cette crise est l’occasion pour elle de commencer à dire ses propres mots. » dit-elle.
Elle rapporte les propos de Linda Morisseau (pédopsychiatre, responsable d’une unité mère-bébé à Montesson) dont les travaux ont inspiré ce film, sur les correspondances entre Christelle et les cas qu’elle rencontre : « c’est une personnalité pliée au désir de l’autre, sage, modèle. Elle fait sa crise d’adolescence au moment de donner naissance. Elle découvre sa propre identité de femme. Jusque-là, c’était une identité plaquée. La folie, c’est une ouverture pour ces femmes. Pulsion, désir. Il n’y a qu’en pétant les plombs qu’elles peuvent s’exprimer ».

« C’est un film de reconstruction, de reconstitution, à la manière des autoportraits de Rembrandt. Rembrandt s’est peint tout au long de sa vie. Je pense qu’il cherchait à avoir un regard lucide sur lui-même mais il avait également le souci de se reconstruire, de rassembler ses traits sur la toile » nous dit la réalisatrice.

La grossesse, l’accouchement avec sa violence et sa souffrance, sont aussi une expérience du corps, source de honte parfois. Christelle s’interroge crûment sur son corps de femme qui laisse échapper le sang du retour de couche (redoublé par la scène du saignement de nez), l’écoulement incontrôlable d’un lait  qu’elle recueille néanmoins, comme s’échappe le refoulé. Elle marmonne sur le dégoût de sa dimension féminine de « mou de veau », de ses seins de « vache ». Son corps la confronte à la difficulté de symbolisation de son sexe féminin,  elle joue avec les mots familiers ou argotiques désignant le sexe féminin, comme le ferait une petite fille qui découvre des mots interdits.

Sa crise n’est pas due en effet à la panne d’un instinct maternel qui depuis les travaux d’Elizabeth Badinter entre autres, n’est plus aussi idéalisé, à une rébellion contre un déterminisme biologique mais à des causes plus subtiles, dont le film avec intelligence, ne donne pas toutes les clés.

Christelle s’interroge sur la place qu’elle occupe pour son mari qui apparaît à plusieurs reprises comme autoritaire, « gueulard » sans tendresse, exigeant et  dur dit-il, surtout avec Rémi, le fils aîné venu trop tôt. Laurent s’emporte rapidement dans la première partie du film ; jaloux il s’imagine trompé. Pour Laurent qui ne la comprend pas,  sa femme est « tordue », « cinglée ». Elle est « géniale » dit-il lorsqu’il se rend compte de son incapacité à supporter son absence, mais il ajoute aussitôt « je lui ai fait trois mômes ! ».

Que sait-il de sa femme ? Comment voit-il Christelle ? Les différents couples mis en scène : les parents de Christelle (voir les confidences du père de Christelle à Laurent), Sabrina et son compagnon (problématique de séparation pour Sabrina /place de père pour son compagnon), Jean-Claude/Josiane (Jean-Claude « gouffre de non vie » dit Olivier Gourmet, « il ne sait plus trop qui il est ni qui il aime, c’est un solitaire qui n’arrive pas à donner d’amour » / Josiane  qui semble souffrir de ne pas avoir d’enfant), Claire/Serge (Serge ayant une vie de famille parallèle, Claire ayant renoncé à élever son fils au moment de son divorce) et bien sûr Christelle/Laurent, tous ces couples donnent à réfléchir sur la possible compatibilité, la coexistence pérenne  d’un désir amoureux avec un désir d’enfant. La longue digression de Christelle sur les vieux fauteuils de ses beaux-parents qu’elle a dû accepter avec le sourire et pour lesquels elle a dû remercier gentiment, la répétition « je ne suis pas une poubelle !» pourraient se formuler comme : « n’est-elle qu’un instrument de procréation pour un enfant déchet ? ». Elles montrent l’attente déçue du désir d’un homme, le vide d’un corps qui n’est plus habité par un narcissisme corporel, qui n’est plus éclairé par le regard de désir d’un homme.

Le comportement de Laurent et surtout son langage vont cependant changer au fur et à mesure du film, devenant plus tendres, plus attentifs aux autres. En entendant, avec les paroles agressives de Sabrina, qu’il pourrait bien avoir sa part dans la dépression de sa femme, il supportera alors d’attendre que celle-ci manifeste son désir, abandonnant les ressentiments que peut éprouver un enfant, Rémi par exemple, qui en veut à sa mère d’avoir abandonné le foyer.

Christelle « attend que les certitudes de son mari se soient décomposées. Laurent cherche sa femme, puis il cherche à comprendre qui elle est, puis il ne sait plus et il l’attend. C’est alors seulement que comme dans un conte, elle apparaîtra. Laurent est le prince charmant de cette « Belle au bois dormant ». Le film est là entre les rencontres et le conte, entre le réalisme et la métaphore » écrit Dominique Cabrera.

Christelle s’interroge sur le désir alors même qu’elle assiste fascinée aux effusions sensuelles et tendres de Claire et Serge [en écho au « coup de foudre » de Claire, envieuse des retrouvailles  de Serge avec son épouse à l’aéroport, auxquelles  elle assiste],  alors qu’elle impose sa présence au détriment de l’intimité amoureuse des deux amants, comme le ferait un enfant voulant s’imposer dans le lit des parents. « Un ami ou un amant ?» demande-t-elle à Claire, «y’en a qui s’embêtent pas ! Il faut appeler un chat un chat ! ». Que veut Christelle ? Etre désirée, être aimée.

La relation à la fois forte et douce qui s’établit entre Christelle et Claire n’est pas sans dommages sur Claire. Claire « est d’abord une bonne fée qui ouvre sa porte, puis une femme bouleversée par ce qui résonne en elle à l’écoute de Christelle, puis une femme défaite qui cherche un homme à interposer dans le vertige féminin, puis une femme qui comprend quelque chose d’elle-même indirectement éveillée par la rencontre de Christelle » écrit Dominique Cabrera. Claire recueille Christelle et son désordre mental mais boire par erreur son lait lui est insupportable, un sacrilège qui lui donne des hauts le cœur. Selon Dominique Cabrera, ce dégoût a à voir avec « l’idée du dégoût animal d’être trop proche de quelqu’un d’autre », il raconte pour elle « le besoin de limite entre la mère et la fille, entre soi et l’autre ». En écho à la scène du début du film où Laurent, lancé à la recherche de sa femme disparue, s’arrête au bord de la route pour vomir, ce haut-le-cœur qui saisit Claire est une expérience de l’ « abjection », l’absence de frontières entre soi et l’autre. A partir de cette scène le récit s’oriente vers les dommages collatéraux de la crise existentielle de Christelle.

La dépression et la panique que ressent Christelle quelques semaines après la naissance de sa fille, retentissent directement sur son mari et ses deux fils bien sûr, mais aussi indirectement sur les amants de Claire qui s’interroge elle-même sur son rôle de mère, sur sa place auprès de Serge.

Le mari de Christelle, en partant à la recherche de sa femme, provoque de son côté un véritable raz de marée émotionnel (confidences, disputes, séparations etc.) dans toute sa famille et auprès des amis, sur Babette l’ex-amoureuse de Jean-Claude, Josiane sa femme etc.

« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. » Souvent ce vers résonnait dans mon esprit en préparant ce film », dit Dominique Cabrera. « Je voyais Christelle s’évanouir dans les escaliers, sans force, tout lien entre sa vie et celle des autres rompu. Quand j’ai vu le film terminé, j’ai entendu comme une réponse au vers de Lamartine : Babette après l’amour murmure à Jean-Claude : « Tu me manquais, je le savais pas. » Il m’est apparu alors que le trajet du film, comme celui du personnage principal Christelle, se déroulait entre l’évanouissement et l’amour, entre le manque et les mots ».

Si les proches de Christelle ne lui sont d’aucune aide, c’est qu’ils sont eux-mêmes « en transit », dans une forme de précarité, d’instabilité, métaphoriques de leur manque de sérénité, d’équilibre psychologique, moins « installés » que le couple Laurent/Christelle lui-même : la maison des parents est en travaux, Jean-Claude comme le couple Guy-Michel et Sabrina, enceinte, sont au chômage, ces deux derniers vivent dans une caravane…Nous ne savons pas ce qui les a amenés dans cette région (à part le fait de se rapprocher de la mère), mais ils n’y ont guère d’ancrage, de racines.

Avec cette maternité douloureuse, Christelle remettra chacun et chacune sur son propre chemin de vie, en les amenant à s’interroger sur les liens d’amour qui les unissent entre eux. Plus qu’une approche éclairante et sensible de la difficulté maternelle, le film revisite à la lumière de ce tremblement de mère, les liens d’amour et d’affection qui relient les hommes entre eux.

« Dans ce film sur le gouffre qui s’ouvre dans le cœur d’une mère, il me fallait à la fois tenir le fil du manque, de la mort et celui de la vie, la vie forte, souveraine, irrésistible qui nous traverse tous et quelquefois nous renverse à l’occasion d’une naissance. C’est pour cela que j’ai placé au cœur du film, en son centre une scène d’amour filmée comme un accouplement archaïque dans un décor de commencement du monde » écrit Dominique Cabrera.

La dépression fait des ricochets sur les proches (métaphore de la scène au bord du lac, autre étendue d’eau en écho aux premières images d’inondation, lac où Laurent désemparé, montre à son fils aîné  comment les pierres peuvent rebondir sur l’eau dans un moment, trop rare selon lui, de partage et de transmission père/fils) : « nous sommes faits des autres » dit Dominique Cabrera.  

« La révolution subjective et intime que connaît le personnage de Christelle engendre une révolution objective et collective, et c’est finalement ce qui compte, tout comme la prise de distance des spectateurs amenés à réévaluer ce qu’ils ou elles savent, ou croient savoir, de l’expérience de la maternité et de ces « mauvaises mères » qui peuplent les contes de fées de leur enfance » (Pascale Sardin in Les mères et la mort).

La maternité ne va pas de soi et nous savons depuis Simone de Beauvoir et Elizabeth Badinter que l’instinct maternel est un mythe, une construction sociale. Dominique Cabrera nous fait voir ce que le fait d’être femme et donc potentiellement mère, peut avoir d’effrayant (voir l’échange entre Claire et Christelle à ce sujet), pouvoir de vie et de mort certes mais aussi angoisse de ce temps suspendu entre vie et mort, cette « part manquante » de la mère, inscrite en creux dans la maternité.

Dans ce film profondément touchant, les codes du mélodrame sont néanmoins exclus : la palette de  couleurs saturées des deux appartements (couleurs primaires intenses aux tonalités sombres pour celui de Christelle, couleurs lumineuses et chaudes pour celui de Claire). « Je voulais un film coloré. Je montrais des reproductions de tableaux à Raymond Sarti, le décorateur. Bonnard, c’était l’appartement de Claire et Vermeer celui de Christelle. Il a inventé de faire une palette pour chacun. Les couleurs s’y répondent, s’opposent, jouent, composant comme un contrepoint éclatant au récit » écrit la réalisatrice.

 « La lumière est un élément très important. On a cherché à avoir une lumière très translucide pour qu’elle puisse émerger des personnages. On a cherché à avoir beaucoup de couleurs : faire un film vivant même si on y côtoie le gouffre ».

« Hélène Louvart a cherché aussi dans ce sens dès les premiers essais de pellicule : une matière transparente, des peaux lumineuses, des couleurs saturées, une lumière qui vienne à la fois du soleil et des personnages eux-mêmes. En choisissant le cinémascope pour faire ce film intime, je creusais cette intention, les acteurs illuminent le plan et le monde y entre ».

Il en va de même pour les touches d’humour : La fonction des objets (le tire-bouchon, par exemple, devenu d’une façon très enfantine instrument de jeu), l’utilisation ludique du langage : les réparties de Serge ou les coqs à l’âne de Christelle (humour involontaire, régressif et pathologique) : « c’est dommage qu’il n’y ait pas de chips » lorsque Claire et Serge reprennent en cœur A la claire fontaine , « je préfère ma cuisine » en réponse aux haïkus de Claire. Elles rappellent que la vie continue,  que l’embellie n’est pas loin

Le générique de fin nous ramène aux paysages du Jura : au fond d’une vallée cernée de monts verdoyants, une route sinueuse permet d’en échapper, de sortir du féminin gravide. Dominique Cabrera confirme la métaphore sexuelle : « Dans les paysages magnifiques du Jura, je voyais comme un écho du thème, une métaphore sexuelle. Le film commence avec une colline arrondie comme un ventre et finit avec l’image d’une montagne allongée comme une femme qui a donné le jour, et qui se repose enfin délivrée ».

En fond sonore, la voix de Claire chantant une bribe d’A la claire fontaine : « tu as le cœur à rire, moi je l’ai à pleurer », jolie traduction de l’ambivalence, des contradictions inhérentes à la vie pulsionnelle, puis celle de Josiane reprenant une phrase d’Ah vous dirais-je Maman : « Comme une grande personne », non plus une enfant, non plus la fille de sa mère, mais une mère à son tour pour faire naître et élever une fille, sans s’y perdre.

L’idée de la vie comme une errance, une odyssée chaotique, est un motif récurrent du cinéma de Dominique Cabrera. Celle-ci s’interroge sur le « métier de vivre » (Cesare Pavese) avec une vision humaniste du monde que défend sa conception d’un cinéma politique.

Laissons-lui le mot de la fin :

« Le Lait de la tendresse humaine est un film autobiographique quant aux sentiments qu’il exprime. C’est une transposition dans le domaine de la fiction de mes sentiments profonds : la déroute, la reconstruction, la difficulté d’établir des liens avec son compagnon, le fait de le retrouver ensuite.

C’est un film sur le mouvement de la vie, sur la construction, la destruction et la reconstruction et comment elles sont mêlées dans le cœur d’une personne.
J’ai construit mon film sur le chiffre deux et le chiffre trois, les duos et les trios. C’est ce que dit profondément ce film : pour être deux, il faut accepter d’être trois.
C’est une série d’histoires d’amour qui naissent entre des personnes au moment où elles acceptent « l’intrus ».

C’est le thème de l’Œdipe, le thème de l’autre dans le triangle, et sur le thème de la naissance de la parole, au sens où on parvient à dire le vrai, le profond, quand on abandonne les rôles.

  « Parfois, lorsque la crise vous tombe dessus, on peut ne pas s’y engouffrer, simplement, si une main vous est tendue. Cela peut-être une discussion, un sourire, un moment de chaleur humaine. Encore faut-il être réceptif.
Je dirais que mon film est l’éloge de la compagnie, et non celui de la famille.

Il n’y a pas de jugement dans ce film, je ne me suis pas situé à un niveau idéologique. Mais il est vrai que j’estime que le rapport à l’autre c’est la vie. Le fait d’aimer, d’être aimée, d’avoir des liens, des rapports, est primordial pour moi.

Ce tournage a été très éprouvant pour moi. J’ai eu beaucoup de bonheur à réaliser ce film mais il m’a épuisée. J’ai vécu huit semaines intenses. C’était comme une traversée de tous les sentiments qui comptent dans ma vie : le vertige, l’amour, parler d’un enfant, parler de sa tristesse, chercher quelqu’un qui n’est pas là, être à nouveau un enfant, retrouver ses parents, etc. »
(Propos recueillis par Dimitra Bouras)

Publié par Psy-Troyes

Psychologue, psychothérapeute, psychanalyste

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