LES NUITS FAUVES
Cyril COLLARD
1992
Les nuits fauves est un film réalisé par Cyril COLLARD, d’une durée de 126 minutes, sorti le 21 octobre 1992. Présenté comme un « film autobiographique », le scénario, de Cyril COLLARD et Jacques FIESCHI, est adapté du roman du réalisateur, paru en 1989.
Synopsis : L’action se passe en 1986. Jean a 30 ans, il travaille comme chef-opérateur. Il est séropositif et bisexuel. Il rencontre Laura, une jeune fille de 17 ans lors d’un casting pour une publicité. Une relation passionnelle s’engage entre eux mais la découverte de la sexualité de Jean bouleverse la jeune fille.
Cyril COLLARD y joue lui-même le rôle de « Jean », héros principal du film. Romane BOHRINGER trouve avec le personnage de « Laura » son premier grand rôle au cinéma (la même année sort le film « L’Accompagnatrice » de Claude MILLER d’après le roman de Nina BERBEROVA où elle joue le rôle principal) Carlos LOPEZ est « Samy » l’amant de Jean, Corinne BLUE, la compagne de Cyril COLLARD interprète la mère de Laura.
Plutôt oublié à l’heure actuelle, ce long-métrage autour du SIDA a fait un énorme effet lors de sa sortie et est devenu un film « culte ». Il est considéré comme le premier film français traitant frontalement de ce sujet [le tout premier serait le film métaphorique de Léos CARAX Mauvais Sang], bien différent d’un film comme Philadelphia, sorti en 1993, mélodrame qui marqua l’entrée du thème du SIDA à Hollywood de ses images doloristes.
A sa sortie le film remporte un grand succès populaire notamment auprès des jeunes : il fait près de 3 millions d’entrées. Il reçoit de nombreuses récompenses :
- Prix du public en 1992, au Festival international du jeune cinéma de Turin.
- A la 18ème cérémonie des César du 8 mars 1993, il reçoit le César du meilleur film, le César du meilleur premier film [c’est le premier long-métrage à cumuler ces deux récompenses], le César du meilleur espoir féminin pour Romane BOHRINGER, le César du meilleur montage. [Il est nommé pour le César du meilleur réalisateur, du meilleur scénario et de la meilleure musique].
La BO du film Les nuits fauves est à remarquer : Le condamné à mort de Léo Ferré, Là-bas, ou Someone de Cyril Collard, Damia Tu ne sais pas aimer, Mon homme (Maurice Yvain, chanté par Mistinguett ou Edith Piaf) Noir Désir Si rien ne bouge, plus des chants arabes traditionnels et de la musique andalouse.
Le cinéaste est décédé des suites du Sida trois jours avant la cérémonie des César.
Cyril COLLARD :
Cyril Collard est né le 19 décembre 1957 [date symbolique puisqu’elle correspond au quarante-septième anniversaire de Jean Genet, coïncidence qu’il revendique], à Paris (XVIème) dans un milieu bourgeois (enfant unique d’un père ingénieur, directeur d’un bureau d’études, champion de judo et engagé dans le milieu sportif et d’une mère ex-mannequin, directrice d’une maison de couture). Il vit à Rueil puis à Versailles. C’est un enfant sage, solitaire, précoce et scolairement brillant : il fait sa scolarité dans une école privée très stricte où il rencontre René-Marc BINI qui restera son ami fidèle jusqu’à sa mort [Il joue le rôle de Marc dans le film. Il est musicien, pianiste de formation, c’est avec lui que Cyril Collard compose la bande originale du film. Cyril Collard qui était skipper depuis l’âge de 15 ans, l’a initié au bateau et c’est avec lui qu’il navigue en Méditerranée, pour de longues traversées (jusqu’à 6 mois d’affilée)].
Cyril Collard obtient un bac scientifique avec mention Bien à l’âge de 16 ans, fait une prépa au lycée Hoche de Versailles, est admis à Centrale Lille à l’issue de Maths Spé, où son rêve de faire du cinéma n’était pas bridé [Il a échoué de peu au concours de l’IDHEC, comme Hervé Guibert]. Il écrit de façon de plus en plus intensive et donne des textes à la revue d’élèves-ingénieurs Fourre-tout.
En 1979 il abandonne ses études d’ingénieur et revient à Paris. Il participe à la fondation d’un groupe de Rock (CYR) avec René-Marc Bini qui rencontre le succès dans le milieu du rock parisien, avec le titre Février 2004.
Il débute au cinéma en 1980, comme assistant-réalisateur de René ALLIO (sur le film L’heure Exquise) puis la même année, il devient assistant-réalisateur de Maurice PIALAT (sur le film Loulou). Il retrouve Maurice PIALAT en 1983, à la fois assistant-réalisateur et acteur sur le film A nos amours avec Sandrine Bonnaire ainsi qu’en 1985, date où il collabore à Police (avec Gérard Depardieu et Sophie Marceau).
Il réalise plusieurs court-métrages :
- La Baule Dakar en 1981
- Grand huit en 1983
- Alger la blanche en 1984 qui obtient le Prix de la critique du meilleur court métrage par le syndicat français de la critique du cinéma.
- Condamné amour en 1987 (inspiré de son premier roman)
- Les raboteurs en 1989 (inspiré du tableau de Gustave CAILLEBOTTE).
En 1987, il met en scène une émission musicale pour M6.
En 1990 il participe à la création pour Antenne 2 de la série télévisée Le Lyonnais dont il dirige un épisode (Taggers avec Guillaume Depardieu).
En 1992, il tourne l’adaptation de son roman Les Nuits Fauves où il tient le rôle principal aux côtés de Romane Bohringer.
Ce serait lors d’un voyage avec son père à Porto Rico que Cyril Collard aurait pris conscience de sa passion pour les garçons et qu’il aurait contracté le SIDA. Vers 1985 il trouve une échappatoire en Tunisie dans la drogue. Il découvre alors l’œuvre de Jean GENET en qui il se reconnait, tous deux étant attirés par les voyous [Jean est le nom qu’il donne à son personnage des Nuits Fauves ; il mentionne la mort de Genet au début du film : Avril 1986, il achète un journal à Orly, « Jean Genet est mort hier » et le cite « la violence seule peut achever la brutalité des hommes »]. On retrouve dans les écrits de Cyril Collard la même poésie crue, fascinée par la souillure et le crime [voir ses publications posthumes : L’Ange sauvage, carnets, paru en 1993 ou L’Animal paru en 1994]. Comme Hervé Guibert et Patrice Chéreau, Cyril Collard aurait voulu adapter Le journal d’un voleur, mais l’auteur a cédé ses droits à la Palestine. Il décide alors de faire de ses passions et de ses relations indécises le sujet de son œuvre : il publie un premier roman Condamné amour en 1987, après cinq ans d’écriture, qu’il adapte la même année sous la forme d’un court-métrage. C’est alors qu’il apprend sa séropositivité. Suivent Les nuits Fauves où il se fait malgré lui le porte-parole d’une génération qui s’identifie à ce héros rebelle. Jamais un premier film n’aura reçu une telle attention médiatique et autant de lettres d’admirateurs [4000 lettres]. Cyril Collard disparait le 5 mars 1993, quelques jours avant la Cérémonie des Césars où le film est récompensé.
Un an après la sortie du film s’ouvre une polémique sur les possibles contaminations de l’auteur, alimentée par le témoignage de l’écrivain Suzanne PROU dont la petite fille aurait été contaminée par Cyril Collard lorsqu’elle avait 17 ans [rapporté par l’indiscrète Françoise GIROUD dans Le journal d’une parisienne]. Cyril Collard est accusé d’avoir transmis volontairement le virus à ses partenaires en refusant de se protéger, sur des faits qui remontraient à 1984, date à laquelle on ne savait pas grand-chose de la maladie [la « Laura » du film (Laurence dans la vie de l’auteur) situé en 1986, n’ayant pas été contaminée]. L’amalgame est fait entre Jean, le personnage du film et la vie privée de Cyril et au nom de l’ordre moral, une vague d’indignation fuse du milieu intellectuel parisien.
Quelques pistes de lecture :
- Une autobiographie romancée:
Plus qu’un film qui fait événement, c’est ici l’événement qui porte le film. L’aspect autobiographique du film influence grandement son pouvoir d’émotion.
LE SIDA est un l’élément central du film et nul spectateur n’ignorait au moment de sa sortie que son auteur et acteur venait d’en mourir. Le fait que Cyril Collard joue le rôle de Jean a permis au film de se faire (Cyril COLLARD voulait au départ que ce soit Patrick BRUEL qui joue le rôle mais sa productrice et sa compagne et directrice de casting Corinne Blue l’ont persuadé que ce film ne pouvait se faire qu’avec lui, qu’il ne pouvait fonctionner qu’à ce prix]. Il donne à ce film un ton « authentique », sincère et il en fait un objet tout à fait particulier avec cette situation rare qui redouble la position de voyeur du spectateur en lui donnant l’illusion de pénétrer dans l’intimité d’un homme de chair et de sang, bisexuel et séropositif.
Rappelons que c’est le 5 juin 1981 que démarre historiquement l’épidémie du SIDA par la mise en relation, puis l’analyse, de trois morts suspectes, d’homosexuels, à Los Angeles. Ce n’est qu’en février 1983 que l’agent infectieux, le virus est visualisé au microscope électronique (en France). En 1984 les résultats de l’isolation du virus sont publiés en France et aux USA. En 1986 est adopté le sigle VIH, virus de l’immunodéficience humaine. Au moment où se déroule l’action les tests de dépistages comment à être proposés et l’AZT (azidothymidine), un antiviral découvert aux Etats-Unis, vient à peine d’être commercialisé en France.
Au moment de la sortie du film, l’ambiance est très pessimiste, les perspectives d’un vaccin ne sont plus à l’ordre du jour, la recherche piétine, la prise en charge des malades est lourde et complexe et l’épidémie, incontrôlable se propage. Ce n’est qu’en 1987 que la publicité pour les préservatifs a été officiellement autorisée en France et seuls les discours de prévention envahissent le champ médiatique.
Si les discours sociopolitiques ou artistiques ne se préoccupent plus guère de cette maladie pourtant toujours d’actualité, on peut s’interroger sur la façon dont elle a émergé dans nos représentations.
J’ai pour ma part le souvenir d’avoir été frappée par le film d’Hervé GUIBERT [1955-1991], achevé en février 1991 et diffusé à la télévision le 30 janvier 1992 : La pudeur et l’impudeur. L’auteur, auteur littéraire et photographe, filme sa déchéance physique à l’approche de la mort, donnant à voir les images brutales d’un corps souffrant dans son face à face intime avec la mort. Après plusieurs livres consacrés à la maladie, le texte, les mots qu’Hervé GUIBERT maniait avec talent ne suffisant donc pas ou plus à traduire une pensée traumatisée, mise à mal dans ses processus d’élaboration, GUIBERT filme la « chose » jusque dans l’impudeur, crûment, dans une dialectique du représentable et de l’irreprésentable.
Dans Les Nuits fauves, la réalité de la maladie est montrée sans artifice. La réalité médicale est proche du reportage documentaire dans les scènes d’hôpital où Jean discute amicalement avec son infirmière : au début du film (« tu ne mets même plus de gants maintenant ? »/ « Personne n’est éternel »), puis aux deux-tiers du film environ, lorsque Jean constate que l’infirmière est enceinte et qu’ils discutent de l’AZT, mais plus particulièrement encore dans la scène où une jeune-femme médecin brûle au laser les lésions cutanées du syndrome de kaposi, scène réelle. Ce n’est pourtant pas un reportage sur les avancées de la maladie puisque l’acteur et metteur en scène Cyril Collard a été hospitalisé trois fois au cours du tournage et connaissait des moments de faiblesse extrême qui ont été soigneusement cachés.
L’idée d’une confession fictive, d’une orientation subjective du récit, est inspirée par la tradition romantique : René de Chateaubriand, Adolphe de Benjamin Constant, Les confessions d’un enfant du siècle de Musset etc. où se mélangent vérité et fiction, faits authentiques et re-création de la réalité, et où une vérité plus essentielle, une vérité intérieure qui n’aurait pas besoin de confirmation extérieure vient rompre avec la volonté justificatrice et moralisatrice (telle qu’on peut la trouver antérieurement dans les écrits autobiographiques de Jean-Jacques ROUSSEAU par exemple). On la retrouve ici dans l’utilisation de la voix-off ainsi par exemple lorsque Laura dit à Jean « Mais il t’arrivera rien, moi je sais qu’il ne t’arrivera rien» [il vient de lui avouer ses peurs : « Tu sais quelquefois je suis prêt à tout pour oublier que je crève à petit feu. Tu te rends compte de ce que c’est de supporter cette menace tous les jours, minute après minute ? »], il y a une reprise en voix-off : « il t’arrivera rien ! Qu’est-ce qu’elle en sait ? Une gamine de 18 ans ne sait rien…et moi je n’arrive à ne penser qu’à moi. Je suis fait de morceaux de moi-même éparpillés et recollés ensemble n’importe comment. Je me demande parfois qui m’a contaminé mais je n’en veux à personne. Je revois des visages brouillés mais vite remplacés par l’image du virus ». Le réalisateur adresse au spectateur une vérité intime que le personnage ne peut communiquer aux autres. La parole intime, privée, se voit transformée en discours public, de la même façon que seul dans sa salle de bain, Cyril Collard/Jean constate la progression de la maladie. Le film dit une angoisse qui ne trouverait pas d’autre lieu où s’exprimer [« Je suis pas en train de crever, je veux vivre, je veux pas crever » explose Jean après un dîner enjoué et arrosé au restaurant, laissant ses proches impuissants à le calmer et à le consoler].
Le film de Cyril Collard, contrairement à celui d’Hervé GUIBERT, ne montre pas la mort à l’œuvre. Il se veut un hymne à la vie dans sa complexité, dans ses difficultés. L’essentiel n’est pas dans la déchéance physique du héros qui se montre ici dans toute sa force physique (scène où il fait des pompes, où il boxe etc.) mais dans son appétit boulimique de vivre qu’il exprime jusque dans l’ultime propos du film : « Je suis vivant. Le monde n’est pas seulement une chose posée là, extérieure à moi-même. J’y participe, il m’est offert. Je vais peut-être mourir du SIDA, mais ce n’est plus ma vie : je suis dans la vie ».
« J’ai le SIDA et j’en crève » nous disait Hervé GUIBERT, « j’ai le SIDA, comment vivre ? » nous demande Cyril COLLARD [« Tu crois que c’est ça qui m’intéresse, de filmer la mort ? » demande Jean à Samy qui se met en danger devant la caméra], dans deux positions subjectives différentes face à cette même maladie létale.
- Un « teen movie » :
La figure adolescente :
Si le personnage de Jean a trente ans dans le film, il reste cependant une figure adolescente très proche de Laura qui a dix-sept ans et de Samy guère plus âgé (20 ans), dans ses comportements (voir par exemple la première rencontre avec la mère de Laura où il provoque celle-ci : « je me shoote à l’AZT »), ses jeux amoureux, ses errances identitaires qui ne lui procurent qu’une insatisfaction permanente.
La rencontre avec Laura le renvoie à ses premiers émois amoureux : « Je n’ai pas cessé de penser à toi (lui dit-il, lors de leur seconde rencontre), ça fait longtemps que je n’ai pas senti cette impression d’être comme un gamin, de sentir un truc nouveau, un truc où tu ne te poses pas de question. J’ai senti ça avec la première fille avec laquelle j’ai flirté ».
Il n’est pas passé du côté des « adultes », des parents vus ici comme absents (les pères) ou incompétents (les mères). La sanction d’un avenir écourté se double de l’impossibilité d’accéder à une forme d’immortalité en engendrant un enfant (cette idée était à cette époque impossible du fait de la certitude d’une contamination) d’être lui-même un père, un parent : la dernière rencontre avec Laura met cette incapacité en image et le livre a pour dédicace : « A mes parents, pour les enfants de moi que, sans doute, ils n’auront jamais » [On peut penser au très beau film de François OZON, Le temps qui reste (2005), également chronique d’une mort annoncée, où Romain, le héros homosexuel joué par Melville Poupaud, finit par accepter la proposition de remplacer le mari stérile d’une serveuse rencontrée par hasard].
Il y a tout au long du film conflit avec les parents, conflit d’autorité mais également conflit avec soi-même, lutte contre des issues identificatoires possibles avec ces parents, conflit qui prend des formes diverses de rébellion verbale ou en actes, de violence plus ou moins frontale. Nous pouvons y voir en même temps une certaine nostalgie pour un couple parental qui pourrait s’aimer : ainsi dans la juxtaposition de la scène où nous voyons un couple de personnes âgées dansant sur un bateau-mouche et d’un panoramique sur Jean et Laura enlacés sous un pont, scènes qui suivent la scène d’altercation violente, lorsque Laura est furieuse de trouver réunis chez Jean, celui-ci, son ex-amie Karine et Samy.
On peut rappeler que l’adolescence, contrairement à la puberté, est un concept social en évolution. La représentation de l’adolescent au cinéma suit de près et accompagne sa représentation « sociale » et ce film marque un tournant dans la représentation de l’adolescent au cinéma
Brièvement, on peut dire que la figure de l’adolescent apparaît au cinéma dans les années 50. Après la seconde guerre mondiale, pour des raisons socio-économique (le baby-boom, le recul de l’âge de la scolarité obligatoire, l’augmentation du pouvoir d’achat et l’apparition argent de poche etc.), la notion d’ « adolescent » commence à émerger. La reconnaissance de cette nouvelle tranche d’âge devient une réalité historique et on commence à s’intéresser à cet être en devenir. De façon tout à fait concomitante apparaît la figure de l’adolescent au cinéma, d’emblée inquiétante pour les adultes, suscitant peur et angoisse mais aussi fascination et attirance, sous les traits du « héros rebelle », le James Dean de La fureur de vivre (1955).
La « culture adolescente » va peu à peu se développer pour trouver son acmé dans les années 60 (les « baby-boomers » sont alors ados).
Après la « révolution de 1968 », les années 70/80 seront centrées sur le conflit de génération, les aspirations de la jeunesse à une liberté sexuelle, aux expérimentations corporelles (drogues), à la découverte du monde et de l’autre (importance du voyage), à des valeurs plus existentielles que matérielles, différentes de celles des parents pris dans le développement économique des « trente glorieuses ».
Avec les années 90, du fait du SIDA mais aussi des crises économiques successives qui vont frapper de plein fouet les jeunes, le taux de chômage qui ne va cesser d’augmenter, les illusions s’envolent. La représentation de la jeunesse au cinéma marque un tournant, avec le décentrage du conflit de génération sur une problématique plus identitaire (les parents ne sont plus ceux des générations précédentes, ils sont plus absents qu’autoritaires). La problématique des « Teen-movies » sera désormais une problématique d’ordre narcissique identitaire : comment exister, comment remplir le vide identitaire.
Le film de Cyril Collard est représentatif de cette évolution, il utilise des thèmes et des codes connus sous le projecteur d’un nouveau paramètre, le SIDA. Il catalyse avec son film les angoisses d’une génération touchée de plein fouet par l’épidémie, en abordant de front les doutes, la perte de repères et de valeurs qui minent cette jeunesse qui a renoncé à changer le monde. Il instaure un dialogue avec la planète adolescente, nourrie de fantasmes et d’interdits dans un désenchantement du monde qui la frappe tout particulièrement. Il met en scène, à travers son style (mélange de caméra à l’épaule, de cadrages de travers, de montage rapide, de lumière quasi documentaire), esthétique crue qu’il a popularisée et qui est devenue très courante ainsi qu’à travers ses trois personnages principaux, des modes de révoltes, parades, exutoires ou griseries pour tromper la monotonie du quotidien et les perspectives d’avenir qui ne chantent plus. Le film est en symbiose avec un problème de société. Comment survivre à l’adolescence si la vie même est empoisonnée ?
La rencontre amoureuse :
Depuis Musset et Marivaux, le théâtre bien avant le cinéma, a montré combien la rencontre de l’amour s’accompagne de deux questions indissociables : comment être un garçon ou une fille et si je suis l’un, pourquoi aimer l’autre ?
Le sexe est l’enjeu majeur de l’adolescence.
Pour le personnage de Jean, la liberté du sujet, posée ici comme absolu, fait de la relation d’aide ou d’échange (telle qu’il pourrait l’envisager vis-à-vis de Laura ou de Samy, Jean ayant une part de responsabilité dans leurs dérives) une fonction aliénante. L’amour, ici aliéner l’autre et s’aliéner à l’autre, est impossible au-delà des premières émotions pulsionnelles. Pour subsister, il doit être maintenu à distance. Les êtres aimés ne sont que de passage et la sexualité n’est que furtive voire solitaire (après une relation sexuelle avec Laura qui lui demande pourquoi il n’a pas joui, Jean lui répond « C’est pas grave, si je t’ai fait jouir, c’est bien non ? Ça suffit », puis veut se masturber. Bien-sûr, Jean veut éviter de contaminer Laura mais ce n’est sans doute pas la seule explication).
« Qu’est-ce que tu sais de l’amour, toi ? » demande Laura à Jean lors de leur première rencontre (scène d’essais filmés). « Qu’est-ce que tu sais toi des pédés ? » lui rétorque Jean lors de la scène de plaisir non partagé.
Quête romantique :
La sexualité à l’adolescence, quête semblable à celle du Graal, peut traduire « l’assomption triomphante du moi de l’adolescent qui doit subir les épreuves et les dépasser lorsqu’il quitte son château et part à la conquête, à la fois de l’amour et de l’impossible » (Annie Birraux).
A l’amour fou du côté de Laura, répond l’idée de rédemption du côté de Jean. Dans le rêve qui suit le retour du Maroc, avant la rencontre avec Laura, une sorte de prophétesse (une femme jouée par Maria Schneider, croisée au Maroc) lui donne une petite clé dorée et lui dit : « Tu t’es révolté par le sexe parce que tu n’as rien trouvé d’autre. Tu peux changer si tu le désires, t’ouvrir aux autres, te mettre à nu. Lâche prise, laisse tomber tes illusions, profite de l’épreuve de ta maladie ».
Les premières scènes se déroulent au Maroc, une ville de terre en haut d’une colline comme un décor ou une ville de conte. Tandis qu’il déambule dans les rues de cette ville, Jean confie en voix off qu’il a l’impression « de traverser la vie comme ces touristes américains traversent les pays visités pour faire le plus de villes possible ». Qu’en est-il de la réalité extérieure pour Jean ? Son univers est ce qu’il voit derrière une caméra, des décors parfois, ce qu’il entend de sa musique ou des chansons marocaines ou espagnoles. Un monde plastique qui laisse sa part au rêve, à la créativité.
L’auteur se dit individu complexe, se détruisant pour mieux se reconstruire. Il voudrait encore croire à une rédemption possible dans sa trajectoire éclatée, oublier sa désespérance dans une recherche vague « d’amour » qu’il a lui-même du mal à identifier [voir l’échange avec Marc : « C’était comme dans un rêve, comme si j’avais oublié que ce virus fait partie de moi. J’ai l’impression qu’il ne peut rien lui arriver parce qu’on va s’aimer » « Tu appelles ça de l’amour ? Peut-être que tu te forces à croire que ça en est » lui répond Marc. « C’est peut-être les deux à la fois » rétorque Jean]. Lors du travelling nocturne où Jean et Samy se promènent dans Pigalle, Jean raconte qu’il s’est prostitué. Samy lui demande s’il avait besoin d’argent, Jean se contente de lui répondre non, sa réponse renvoyant à l’acte gratuit de type gidien et à son ambiguïté, exprime-t-il la liberté ou l’absurdité ?
Héritier de cette tradition gidienne, Jean confère à Laura un statut angélique qui rendrait possible la rémission de ses péchés [« Tu sais, je peux faire les pires trucs, ça ne m’atteint pas, quand je reviens vers elle, je me sens propre » dit Jean à Marc]. La référence biblique « Pour les êtres purs, tout est pur » (Saint Paul ), contribuant à brouiller son identité.
On peut noter les images récurrentes d’églises tout au long du film : au début du film, Jean filme le Sacré-Cœur de Paris, la deuxième rencontre de Laura et Jean se fait sur fond de Notre-Dame de Paris, il y a les images d’églises au Portugal (avec une prise au grand-angle), ou de la statue du Christ-Roi , Christ rédempteur, surplombant le pont du 25 avril face à l’embouchure du Tage, à la fin du film. Les derniers échanges de Jean et Laura au téléphone : « il suffirait d’un mot pour que je revienne », tandis que la caméra s’attarde sur une église et l’ombre d’une croix, évoquent les mots de l’Eucharistie : « Dis seulement une parole et je serai guéri ».
Quant à la mère de Jean, elle lui dit « ce virus peut t’apprendre à aimer », quête commune de tous les personnages du film.
Plus loin du cliché romantique selon lequel la mort sanctifie, la maladie pourrait permettre à Jean de tenir compte des autres, « avant on n’aurait jamais parlé comme ça, on aurait bien aimé mais on n’aurait pas pu » lui dit Marc, de les laisser entrer dans son intimité, ou de s’intéresser aux éprouvés, aux affects de son entourage [voir le dialogue entre Jean et sa mère].
Le tragique du film vient du fait que la mort, la maladie, l’exclusion soient le miroir de destinée que tend ici la société dans la découverte du désir amoureux et ici la bisexualité. Il y a là une sorte de désespérance proche du vécu adolescent dans le temps de son vacillement sexuel, le vécu dépressif accompagnant le plus souvent l’impossibilité du choix d’objet d’amour.
Eros et Thanatos :
On peut confronter ce film à un autre film culte qui l’a précédé : Le grand Bleu de Luc BESSON qui est sorti en 1988, film qui s’interroge sur les limites du monde humain, l’exploration des abysses, d’un monde obscur. Qu’y a-t-il au-delà de la lumière du soleil ? Au-delà du regard et de la voix ? Cette question peut s’interpréter comme un désir mortifère de retour au ventre maternel face au monde réel, le retour à l’inanimé de la pulsion de mort.
Si ces fantasmes et angoisses, angoisses de mort, sont présents dans Les nuits Fauves, ils y trouvent une autre représentation. C’est ici la sexualité qui caractérise la présence au monde des différents personnages.
Samy est un personnage de Genet, bisexuel comme un ado qui veut tout expérimenter. Il a une relation avec une femme plus âgée (Marianne, jouée par Clémentine Célarié) dont il rejette la stabilité pour les indécisions de son amant épisodique, Jean. Il est à la recherche d’un père ; le père réel est un « casseur », incarcéré à l’étranger, héros imaginaire qu’il a sans doute peu connu. Il se voit rebelle soit « voleur de grand chemin donnant son argent aux pauvres », « Il n’y a plus que des autoroutes mon pauvre gars » lui répond un ami. Il cherche en permanence « quelque chose qui fasse augmenter (sa) tension », dans un rapport ambigu à la violence : il l’expérimente dans un club sadomasochiste, fuyant sans demander son reste (sans profiter d’une relation sexuelle « offerte » en récompense) et avouant en pleurant que « ça (l’) a fait bander », puis petite frappe au sein d’un groupe d’extrême-droite qui organise des ratonnades, alors que lui-même a des parents immigrés. Il met son corps à l’épreuve par la drogue, la boxe, les scarifications (Jean lui rétorque « Tu crois que c’est ça la souffrance, Samy ? »). La violence, décharge destructrice et sans doute anxiolytique a pour corollaire l’autodestruction suicidaire (lors d’une relation avec Jean, il lui demande de ne pas utiliser de préservatif, ce que Jean refuse).
Laura essaie, dit-elle, « de rendre le monde supportable ». Elle a en commun avec Samy l’absence du père. Elle fait couple avec sa mère dans une relation immature, partageant son lit et demandant des câlins tout en la provoquant [Laura demande à sa mère si elle ne voudrait pas avoir un homme dans son lit, « Un homme, qu’est-ce qu’on en ferait ? » lui rétorque sa mère]. Laura cherche un éprouvé, une accroche, face à son manque d’intérêt pour la vie dans son quotidien. Elle évoque sa première relation sexuelle : à 13 ans, avec un chirurgien de 25 ans de plus qu’elle, « bourré de pognon, il roulait en Porsche », et la désillusion qui s’ensuivit. Elle est restée fixée sur cette entrée dans la sexualité adulte plutôt traumatique et ses relations sans plaisir. Le rapide passage à l’acte sexuel est pour elle la norme, elle ne s’interroge pas sur son propre désir et s’étonne que Jean lui fasse la cour [« t’es incroyable, d’habitude les mecs essaient de me baiser au bout de cinq minutes, et toi t’es là, t’attends, j’y vais, j’y vais pas …c’est une corvée ? »].
Elle se jette à corps perdu dans la relation avec Jean « ça personne ne pourra nous l’enlever, c’est au-dessus des lois ». Elle veut croire jusqu’à la folie à l’amour comme unique raison d’exister («Je ne peux pas vivre sans lui, je suis foutue », dit-elle à sa mère qui lui répond « non tu n’es pas foutue, tu es amoureuse, c’est tout ! »). Elle n’a aucune perspective professionnelle : elle se moque de ne pas avoir avoir été retenue pour le film de publicité, elle quitte dans un mouvement de colère infantile son médiocre emploi de vendeuse dans une boutique de vêtements, on ne la voit jamais faire grand-chose…où peut-elle donc connaître une « aventure » si ce n’est dans la passion amoureuse ?
Elle se veut « entière » : « j’ai jamais su me diviser », dans une demande inlassable et hystérique à l’amant qui ne répond pas à son désir : « Mais toi qu’est-ce que tu me donnes ? » lui crie-t-elle dans une énième crise de nerfs. Caricature excessive d’une position féminine définie par l’amour (cliché qui voudrait que l’amour soit le destin naturel des femmes), ce que désire Laura est une fusion qui ne peut être que mortifère. Partagée entre « tout donner » ou le « laisser crever », sa passion amoureuse se retourne en haine lorsque l’objet d’amour se dérobe. L’amour virant à la haine, Laura passe vite de victime à bourreau : « quand on fait la guerre, chacun ses armes » énonce-t-elle.
La figure de l’ « amour fou » où l’amour prime sur la vie, conduit nécessairement à la mort, si seul l’amour importe, s’il importe plus que sa propre vie, on ne peut mourir que d’amour. Cyril Collard en montre le caractère destructeur et pathologique, l’installation progressive de l’état amoureux qui devient irrationnel avec l’annonce de la séropositivité de Jean. La révélation du mensonge qui aurait pu casser l’amour naissant, le renforce au contraire et conduit Laura à prendre des risques (refus du préservatif), à s’isoler du monde extérieur, à entrer dans un délire amoureux. L’histoire d’amour se terminera à l’hôpital où Laura réapprendra à vivre.
Jean quant à lui, dit vouloir vivre vite et intensément. « Qui peut dire exactement ce qu’est la rage ? » est la question qui ouvre le film. Rage de vivre, rage d’aimer, rage de filmer, dans l’urgence. Cette question donne la tonalité du film, incandescente, dominée par la figure solaire du héros qui brûle et se consume. Il se voudrait sans limites et explore toutes les conduites à risques, mettant son corps en jeu dans des ordalies modernes, au volant de sa voiture, dans les prises de drogues, mais surtout dans ses conduites sexuelles où il ne peut choisir et donc renoncer [« J’ai jamais su choisir », « J’ai jamais su dire non, j’ai pas appris » dit-il]. Comme rien ne fait limite, il a l’illusion d’échapper à la limite ultime (« Il ne t’arrivera rien » lui répète Laura, « il ne lui arrivera rien » dit son père).
Le montage du film, où les scènes Jean/Laura, Jean/Samy se succèdent en coupe franche en sont l’illustration [par exemple celle où l’on voit Jean conduire successivement Samy et Laura, dans un tunnel]. On peut y voir un clivage ou une forme de dissociation. Ainsi cette scène à la Bergman : Jean et Laura prennent leur petit-déjeuner et se félicitent de leur vie de couple sans conflit, suit un plan divisé par un miroir où l’on voit Jean répondre au téléphone « à ce soir », sans doute à Samy, ce qui contredit le dialogue précédent. Le personnage affirme le caractère irréductible de sa sexualité.
La sexualité est associée à la violence. L’évocation du sadomasochisme, la scène dans le bordel puis le récit qu’en fait Samy, encadrent le récit de rêve de Jean où il voyait le visage de Laura « qui se décomposait, ses joues qui se creusaient puis blanchissaient (…) des grands cernes bleus qui s’agrandissaient sous ses yeux ». C’est à partir de là que Jean commence à ne plus répondre aux injonctions de Laura. La mort devient un objet distribuable du fait du SIDA (voir également la scène où Jean se coupe et menace de contaminer de son sang le type d’extrême droite, s’il ne relâche pas sa victime).
Le Narcissisme : vivre dans le regard des autres :
L’identité sexuée renvoie à l’image de soi et à la question du narcissisme. Les trois protagonistes du film, Jean bien sûr mais aussi Laura et Samy, sont en quête d’identité.
L’identité de genre (sexe psychique) et les identifications sexuelles secondaires s’élaborent à l’adolescence et interrogent le sujet sur son positionnement social et son rapport aux individus à la fois de même sexe et de l’autre sexe.
Le choix de l’objet sexuel, conditionné par l’identité sexuelle et l’identité de genre, résulte à l’adolescence, du renoncement à l’amour œdipien infantile et à la bisexualité avec le deuil de l’omnipotence infantile et d’une perfection narcissique. Le genre s’acquiert autant d’un processus identitaire que relationnel, dans le rapport à l’autre.
La mobilisation du corps, par le désir, est ce qui est mis en scène dans le film. C’est dans le mouvement de rencontre avec l’autre, au sens le plus corporel du terme, que se déploie l’interrogation sur une identité de genre et sur le choix d’objet amoureux [on peut penser à la réflexion de Laura sur sa « passion » amoureuse pour Jean : « Ce n’est quand même pas parce que tu es le premier garçon à m’avoir fait jouir ? »].
La sexualité fascine l’auteur des Nuits Fauves dans ce qu’elle procure de jouissance mais il ne veut y être réduit : voir le dialogue entre Samy et Jean : « T’es qui au fait ? » demande Samy, « Je suis moi », répond Jean. « T’aimes les garçons ? » enchérit Samy pour lequel la sexualité définit l’individu, ce que réfute Jean.
Les nuits Fauves illustrent l’idée que l’acte sexuel ne renvoie pas à la différence sexuelle mais à une sorte d’équivalence, d’unicité : ainsi la scène entre Jean, Samy et Sylvie, la jeune étudiante en histoire de l’art, placée dans le décor de la bibliothèque où Dali rencontra Gala, filmée en plongée, les trois personnages enlacés, figure d’un entremêlement, d’une indistinction à laquelle fait écho la chorégraphie des corps des homosexuels s’ébattant la nuit sous les ponts, indifférenciés, interchangeables, scènes qui renvoient au mythe de l’hermaphrodite.
Jean est un « être divisé en morceaux ». L’irruption de la mort, du réel insupportable et innommable, vient faire vaciller l’imaginaire du sujet, l’image narcissique qu’il a de soi et qui ne parvient pas à se maintenir face au monde. La mort fait éclater le moi du personnage comme dans un miroir brisé. Mais cette menace rend ce personnage humble et attentif aux fêlures qui pouvaient affecter l’image idéale qu’il avait jusque-là de lui-même. La juxtaposition de scènes en contrepoint les unes des autres ne laisse pas de doute sur le regard critique que Jean/Cyril Collard jetait sur son personnage, comme l’illusion de vitesse et de liberté (« vivre vite »), au volant de son coupé rouge, se brise sur l’irruption inattendue du réel sous la forme de l’accident imprévu.
GODARD, citant André BAZIN, au début du Mépris (1963), affirmait « le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs ». Cyril Collard nous rappelle ici que le réel et la réalité la plus implacable qui soit, la mort, échappent radicalement à nos désirs.
Sur le plan de l’inconscient:
Chosification du corps et de la parole :
Selon Jean-Jacques MOSKOVITZ (Rêver de réparer l’histoire, ERES 2015), la collusion entre sexualité et mort déshumanise, chosifie à la fois le corps et la parole. Le film est selon lui provocant car il est un « document sur la perversion d’une œuvre artistique », la sublimation étant empêchée par l’utilisation du SIDA comme objet social. Le film « utilise, selon lui, une catastrophe pour donner un aval au pouvoir meurtrier contre le féminin, contre l’humain, dévoilant l’absence d’étayage nécessaire pour qu’une parole puisse de déployer. Elle n’existe plus. Tout file vers l’action compulsive, qui cherche à se justifier en exploitant la réalité collective d’un tel fléau. »
« Le traumatisme psychique (que subit Jean) dans sa rencontre de l’amour pour une femme n’aboutit qu’à l’augmentation de son activité compulsive sexuelle, à satisfaire tout ce qui fait trou dans le corps, à la recherche de ce qui peut entraîner une excitation de plus, jusqu’à son terme. Les nuits Fauves évoquent Portier de Nuit de Liliana Cavani, qui use du grand massacre des juifs par le nazisme pour déplier l’histoire d’un grand amour sadomasochiste entre un homme et une femme, en répétition du lien entre bourreau et victime après le camp ».
Si la scène entre Jean avec sa mère éclaire en effet la problématique du héros, sa fixation psychique au maternel face à un père déjà mort, privé enfant de l’ étayage d’une mère dans l’organisation de ses pulsions, incapable de donner une limite à ses excitations internes, il n’en reste pas moins que l’auteur, Cyril Collard, tente ici de donner une forme à cette problématique, une issue et qu’il y a bien sublimation à l’œuvre.
Nous avons évoqué le film d’Hervé GUIBERT, La pudeur et l’impudeur, où le corps, aux limites de l’impensable, est exposé au regard de l’autre dans la jouissance du réel d’un au-delà du principe de plaisir, comme un cri [voir Le cri de Munch 1893], hors langage, jeté au regard du spectateur, témoin de ce trou du réel qui délie les processus psychiques et livre le sujet à la force irrésistible de la pulsion de mort.
La rencontre du réel délie et brise la structure du discours. Le film de Cyril Collard a cependant recours à un langage symbolique, à l’utilisation de mythes en particulier. Il y est question de « rage » sans doute, d’effroi, mais la figuration, la représentation de la décharge n’est pas la décharge et l’auteur ne se résume pas à sa maladie mortelle. Le film n’est pas un film sur le SIDA, il fait avec.
« La maladie a eu sur moi à la fois un effet grossissant et un effet calmant, ne serait-ce que dans mon comportement sexuel. Grossissant au sens où il m’a fait abandonner bien des désordres pour me concentrer sur quelques-uns, par exemple le désordre qui consiste à faire un film. Qu’est-ce qui se passe quand le SIDA te fond dessus ? La peur, la peur extrême, mais il y a quand même un calme étrange qui arrive » disait Cyril Collard.
Comment figure sa mort ?
Freud a insisté sur l’absence de représentation de la mort dans l’inconscient, et surtout de sa propre mort, la mort étant toujours celle de l’autre : « Chacun est persuadé de son immortalité », il n’y a pas de représentation de la mort dans l’inconscient et l’être humain se heurte au refus, à l’impensable de sa finitude.
L’intérêt des Nuits Fauves est sans doute dans son refus du pathétique. La mise à distance du pathos qui accompagne la tentative d’objectivation de la situation du personnage principal est manifeste dans l’utilisation de l’humour : par exemple dans la scène où la femme de ménage Rosa arrive dans l’appartement de Jean, découvre Jean, Samy et Karine au lit, sous les draps tachés du sang des scarifications de Samy, elle se signe en criant et s’enfuie ou dans les scènes où un personnage maquillé et travesti chante Mon homme, parlant d’amour et de malheur [« Vous avez de de la chance d’être si facilement malheureux…Un malheur distingué…Vous ne connaissez pas le vrai malheur… »], en résonance immédiate avec les thèmes du film, le chanteur répète ces thèmes sous une forme à la fois grotesque et poignante. A travers ce double grotesque de lui-même, Jean rit et pleure à la fois son propre malheur, son amour ou son impossibilité d’aimer, sa condition subjective et si commune.
La caméra rassemble les rêveries où il s’abîme et l’écran est une surface de réflexion qui réfléchit. Les « soi » possibles se construisent dans l’expérience cinématographique. En arrière-plan point une réflexion sur la différence : différence sexuelle bien-sûr, mais aussi politique et sociale (voir les réflexions du début sur les classes sociales, puis sur l’homophobie ou la xénophobie fil rouge du film). Comment « être soi-même », vivre en étant différent ?
Comment la mort annoncée peut-elle lever l’incertitude face à la mort ? Comment y croire lorsqu’elle est certaine ? Et comment croire à la vie, comment vivre lorsque l’on sait que l’on va bien effectivement mourir ? Dans son dernier film Cafe Society, Woody ALLEN fait dire à l’un de ses personnages (la mère de Bobby et Ben) : « il faut vivre chaque jour comme si c’était le dernier et un jour malheureusement ce sera vrai », cette réflexion est plus profonde qu’elle n’en a l’air : tout est dans la locution conjonctive « comme si », on ne peut en effet vivre ainsi que « comme si », sans savoir quel est réellement le dernier jour à vivre.
La fêlure du narcissisme rend le personnage capable d’aimer véritablement, selon l’expression de sa mère, c’est-à-dire de ne pas imposer à l’autre sa propre image de soi, d’être attentif à la vérité de l’autre. La reconstruction imaginaire du moi s’opère dans une poétique de l’image qui nous parle encore, avec la séquence « panthéiste » qui clôt le film.
Le film propose un lieu imaginaire où être au monde. Les images, leur succession et leur contraste y ont un rôle fondamental : nous avons vu les effets produits par les coupes dans la présence successive des différents personnages. Les paysages y ont la même force : ainsi la ville est vue la nuit, associée à l’érotisme, à la maladie tandis que les paysages naturels sont baignés de lumière. Jean est associé à la lumière du soleil, c’est lui qui « fait la lumière » dit Kader à Laura lors des essais (voir la scène du lever de soleil sur son balcon au-dessus de la ville et le zoom sur le soleil qui envahit l’écran). C’est dans un paysage désertique que Jean crie à la fin du film (cri primal de naissance/renaissance plus que cri d’effroi). A la fin du film, alors qu’il se trouve au bout de l’Europe, le temps et l’espace sont abolis. Le soleil se superpose à la tête de Jean avant de se coucher et de se relever (grâce à un trucage cinématographique) dans un mouvement accéléré de l’image, avec un contre-champ, en plan rapproché le visage de Jean et en voix-off son monologue affirmant qu’il est « vivant ». Ces mots et les images qui les accompagnent peuvent renvoyer au « sentiment océanique » évoqué par romain ROLLAND et critiqué par FREUD.
Le mouvement de caméra où l’image exprime la vie à l’unisson avec le monde intérieur et extérieur, tend vers un monochrome bleu strié par les reflets du soleil, dans une abstraction toute lyrique. Le personnage disparait, se dissout dans un anonymat, une abstraction cosmologique sans accent métaphysique (voir les paroles de la chanson qui accompagne les images « somewhere in the earth, someone is prying to me. Ilt’s so hard to believe in miracles, it’s so hard to believe in someone in everything… »). Retrouver une assurance narcissique qui seule permet de vivre et reconstruire, même temporairement l’image de soi, dans une pulsion de vie, de donner une espérance.
La postérité des Nuits fauves :
Le titre Les Nuits Fauves :
L’auteur s’est expliqué sur le titre Les nuits fauves qui pour lui « suggère l’opposition entre l’obscur, les ombres de la nuit et la lumière solaire, éclatante », en « référence au fauvisme en peinture, dont on retrouve dans le film [et sur l’affiche], les couleurs primaires vives ».
On peut mentionner la postérité de ce titre, revendiquée par le collectif Fauve qui disait en 1993, rendre hommage à l’imaginaire du film : « le projet, la chanson (« les nuits fauves ») et les événements Nuits Fauves découlent vraiment du film de Cyril Collard. Le lien c’est ce mot. L’inspiration vient du titre, Les Nuits Fauves et de l’affiche, non pas de son contenu car nous étions trop jeunes à l’époque pour l’avoir vu, on avait 7 ans. L’attention dramatique portée au film par nos parents et par les medias nous avait marqués. Ce mot, fauve, était associé à quelque chose de sauvage, de brûlant, d’animal, d’instinctif, de sulfureux…
Quand on a cherché un terme pour qualifier notre projet, on a eu le déclic sur ce mot qui nous avait tant impressionnés. On veut proposer un sentiment fauve par le prisme des Nuits Fauves. C’est-à-dire retrouver le sens de l’émotion primaire éprouvée dans notre enfance. Ce mot, fauve, a cristallisé notre démarche ».
Quentin, chanteur et auteur de Fauve, dit ne pas avoir été déçu par le visionnage du film, il y a quelques années et avoir été bouleversé par ses derniers mots « je suis dans la vie », mots qu’il s’est réappropriés pour une chanson. Dans une autre chanson, on entend un sample de la voix de Maria Schneider, tiré d’une scène : « Tu peux changer si tu le désires, t’ouvrir au monde, te mettre à nu ». Et bien-sûr il y a le morceau Nuits Fauves. « Ce sont, dit-il, des bribes d’inspiration attrapées ici et là, une certaine urgence, un rapport à l’autre, à la vie qu’entretient Cyril Collard ».
Il s’agit pour les cinq membres (4 musiciens et un vidéaste) qui constituent le noyau dur du collectif, dit-il, de « trouver (en eux) la part animale, instinctive, pas carnassière ». « C’est un combat avec nous-mêmes pour enlever le superflu, être authentiques. Avoir une normalité majuscule ». (L’express 21/03/2013).