Très tôt dans son œuvre, Freud s’est interrogé sur la pensée : qu’est-ce que la pensée ? d’où vient-elle ? Comment se constitue-t-elle ?
– Le travail de la pulsion
Les excitations somatiques provoquent chez le nourrisson des états de tension interne auxquels il ne peut échapper. Ceux-ci constituent la source de la pulsion.
La pulsion, définie comme un concept limite entre le psychisme et le somatique, est parfaitement inconnaissable en soi. Elle est liée, selon Freud, à la notion de représentant, sorte de délégation envoyée par le somatique dans le psychisme et ne devient connaissable qu’à travers ses représentants.
Ce travail de la pulsion qui consiste à transformer l’excitation endosomatique en quelque chose de psychique, est déjà une forme de pensée.
Freud distingue deux éléments dans le représentant psychique de la pulsion : la représentation et l’affect. Chacun connaît un destin différent :
– le premier élément, le représentant-représentation, passe tel-quel dans le système inconscient : « Freud voit dans les représentants-représentations non seulement les « contenus » de l’ICS, mais ce qui en est constitutif. En effet, c’est dans un seul et même acte – le refoulement originaire – que la pulsion se fixe à un représentant et que l’inconscient se constitue » ( J. Laplanche et J-B Pontalis : Vocabulaire de la Psychanalyse, p.413, PUF 1967).
– L’affect est caractérisé par la quantité d’énergie qui vise à la décharge : le quantum d’affect qui donne la mesure quantitative de ce qui s’est passé endopsychiquement et qui a été traduit par le représentant psychique.
La quantité d’énergie ne passe pas telle quelle dans la conscience. Elle est transformée, subissant un travail à la fois quantitatif et qualitatif. L’affect se démultiplie et se répartit en petites quantités d’énergie qui se lient à des représentations de choses pour passer dans la conscience. Ce travail de passage va donner à l’affect une qualité qui n’existait pas dans l’inconscient.
Selon Freud, le développement intellectuel est le résultat du développement pulsionnel.
L’activité psychique est le fruit de transformations à partir du somatique. La source en est la pulsion, l’aboutissement en sera la pensée. La pensée apparaît donc comme le résultat du travail sur les pulsions et exige un système de relations, de liens.
Le schéma d’André Green montre ce système d’emboitements : SOMA < Pulsion < AFFECT < Représentations de choses < Représentations de mots < Pensée réflexive.
Par la représentation de chose, le représentant psychique est lié : « La représentation de chose capte, limite, transforme l’énergie pulsionnelle » (André Green : « La représentation de chose entre pulsion et langage » in Psychanalyse à l’Université, juillet 1987, tome 12 n°47, p.369).
Tandis que dans l’inconscient, la représentation inconsciente est exclusivement constituée de représentations de choses accompagnées de leur quantum d’affect, dans le conscient, la représentation consciente comprend la représentation de chose plus la représentation de mot qui lui correspond.
– La satisfaction hallucinatoire du désir
Freud postule un type d’expérience originaire, l’expérience de satisfaction, durant laquelle la tension interne créée par le besoin chez le nourrisson, est apaisée grâce à l’intervention extérieure de la mère.
La satisfaction sera désormais liée à l’image même de l’objet qui a procuré cette satisfaction. Lorsque l’état de tension que provoque le besoin réapparaitra, l’image de cet objet sera réinvestie. Cette réactivation produit quelque chose d’analogue à une perception : c’est une hallucination.
Le désir que fait naître chez le bébé, le besoin de nourriture, sera satisfait de manière hallucinatoire par le réinvestissement de la trace mnésique de la perception.
L’attente du sein fait émerger une représentation. C’est donc au moment où l’expérience de satisfaction fait défaut que la pensée va naître.
– L’épreuve de réalité
Pour que l’élaboration débouche sur autre chose que la satisfaction hallucinatoire du désir, il faudra que s’étende la capacité d‘attente du nourrisson.
L’appareil psychique primaire est orienté vers la recherche de la satisfaction. Le réinvestissement de l’image mnésique de l’objet satisfaisant, de nature hallucinatoire, appartient à ce fonctionnement primaire, processus inconscient qui tend à l’absence de déplaisir. Le processus primaire tend à la satisfaction de la pulsion sans tenir compte de la réalité.
Le paramètre qui va mettre fin à ce premier mode de fonctionnement psychique et faire disparaitre la réalisation hallucinatoire du désir pour faire place à une activité plus adaptée, est la déception due à l’absence persistante de la satisfaction attendu. L’enfant va renoncer à cette tentative de satisfaction par voie hallucinatoire puisque celle-ci se révèle incapable de faire cesser le besoin :
« C’est le défaut persistant de la satisfaction attendue, la déception, qui a entraîné l’abandon de cette tentative de satisfaction par le besoin de l’hallucination. A sa place, l’appareil psychique dut se résoudre à représenter l’état réel du monde extérieur et à rechercher une modification réelle. » (S. Freud, Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques, 1911 in Résultats, Idées, Problèmes I, PUF 1984, p.136).
La réalité apparaît pour le sujet quand le besoin n’est pas satisfait. La représentation de la réalité est donc associée au manque : « Ce qui était représenté, ce n’était plus ce qui était agréable, mais ce qui était réel, même si cela devait être désagréable » (Ibid. p.136).
L’instauration du Principe de réalité a un certain nombre de conséquences. C’est sous la pression de la réalité extérieure que les organes des sens vont se développer. La conscience, nous dit Freud, va saisir les qualités sensorielles des objets, « au delà des seules qualités de plaisir ou de déplaisir, jusqu’ici seules intéressantes » (Ibid. p.137).
Une nouvelle fonction va surgir, l’attention, qui va anticiper les impressions des sens.
La mémoire quant à elle, va « mettre en dépôt les résultats de cette activité périodique de conscience » (Ibid. p.137).
Une forme d’activité de pensée reste indépendante de l’épreuve de réalité et soumise uniquement au principe de plaisir : la création de fantasmes, depuis le jeu des enfants jusqu’aux rêves diurnes.
– Jugement d’attribution et jugement d’existence
Avec le principe de réalité, apparaît l’acte de jugement « qui doit décider impartialement si une représentation déterminée est vraie ou fausse » écrit Freud (Ibid. p.136).
Est » vrai » ce qui est réel, est « faux » ce qui ne l’est pas.
En 1924, dans son article La Négation, Freud reprend la question du jugement et de la pensée, après la deuxième Topique, après l’instauration du dualisme pulsionnel pulsion de vie/pulsion de mort.
Il distingue deux types de jugements : le jugement d’attribution qui attribue à une chose une qualité et le jugement d’existence qui doit donner ou contester à une représentation son existence dans la réalité.
Le jugement d’attribution s’appuie sur les pulsions. Il consiste à penser : cette chose est bonne, à garder en soi ou cette chose est mauvaise, à cracher. Il est donc issu du « Moi-plaisir originel » qui introjecte le bon et expulse le mauvais.
Le jugement d’attribution consiste à admettre ou non une chose dans le Moi.
L’inclusion dans le Moi constitue le fondement de l’affirmation. Elle est gouvernée par Eros, pulsion qui vise à l’union.
L’expulsion et son corollaire, la négation, relèvent de la pulsion de destruction.
Le jugement d’existence porte sur l’existence réelle d’une chose représentée. Il s’agit de savoir si une chose présente dans le Moi comme représentation, peut être retrouvée comme perception dans la réalité.
Freud considère en effet que toutes les représentations naissent des perceptions donc on ne peut rien chercher au dehors qui n’ait d’abord été donné par la perception :
« La fin première et immédiate de l’épreuve de réalité n’est donc pas de trouver dans la perception réelle un objet correspondant au représenté mais de le retrouver » ( La Négation in Résultats, Idées, Problèmes II, PUF 1985, p. 138).
La question de l’objet perdu sera au cœur de l’activité de pensée et de l’activité créatrice. Perdu dès l’origine, l’objet toujours recherché est à jamais introuvable. Il est également perdu du fait du hiatus entre la représentation de chose et la représentation de mot. La perte est déjà dans le mot toujours imparfait par rapport à la chose et l’objet, toujours objet de substitution, court le risque d’être insatisfaisant.