LE LOCATAIRE
de
Roman POLANSKI
Film de 1976
D’après le roman de Roland TOPOR Le locataire chimérique paru en 1964.
Avec Roman Polanski lui-même, dans le rôle du héros TRELKOVSKY, et un casting aussi brillant qu’incongru : Isabelle Adjani (dans la beauté de ses vingt ans, qui vient de tourner avec Truffaut l’Histoire d’Adèle H.), ici dans le rôle assez ingrat de Stella, des légendes du cinéma américain telles que Melvyn Douglas (Monsieur ZY), Shelley Winter (la concierge), ou Jo Van Fleet, la mère de James Dean dans A l’est d’Eden, (ici madame DIOZ), Robert Fresson (dans le rôle de SCOPE), Claude Piéplu (un voisin) et des comédiens du Splendid ou du Café de la Gare : Josiane Balasko, Gérard Jugnot, Romain Bouteille, Michel Blanc, Rufus.
Avec cette réalisation, nous avons la rencontre de deux mondes imaginaires originaux, mêlant burlesque et angoisse, et sans doute rencontre de deux expériences traumatiques:
Roland TOPOR est né à Paris en 1938, fils d’un peintre et sculpteur : Abram Topor. Il passe ses premières années caché en Savoie avec ses parents immigrés juifs polonais.
Il fait des études aux Beaux-arts de Paris puis collabore au journal HARA-KIRI dont il partage l’humour noir et décapant. Il fonde en 1962 le mouvement «Panique» avec Arrabal et Alejandro Jodorowsky.
Il laisse une œuvre graphique, littéraire, théâtrale, cinématographique, télévisuelle, riche, originale et virulente.
Cf Rire de résistance p. 304. Extrait d’Un beau soir je suis né en face de l’abattoir :
« Je suis né à l’hôpital
Saint-Louis près du Canal
Saint-Martin en trente-huit
Aussitôt j’ai pris la fuite
Avec tous les flics aux fesses
Allemands nazis S.S
Les Français cousins germains
Leur donnaient un coup de main
En l’honneur du Maréchal
Pour la solution finale
Bref je me suis retrouvé
En Savoie chez les Suavet
Caché près de Saint-Offenge
En attendant que ça change
Je n’avais qu’un seul souci
Celui de rester en vie
Après la libération
J’avais encor l’obsession
D’arriver jusqu’à 10 ans
Ensuite il serait bien temps
De réclamer un peu plus
Si j’échappais aux virus
Cette période historique
M’a insufflé la Panique
J’ai conservé le dégoût
De la foule et des gourous
De l’ennui et du sacré
De la poésie sucrée
Des moisis des pisse-froid
Des univers à l’étroit
Des staliniens des bouddhistes
Des musulmans intégristes
Et de ceux dont l’idéal
Nie ma nature animale
A se nourrir de sornettes
On devient pire que bête
Je veux que mon existence
Soit une suprême offense
Aux vautours qui s’impatientent
Depuis les années quarante
En illustrant sans complexe
Le sang la merde et le sexe».
S’agissant de Polanski, sans faire de psychanalyse appliquée, on ne peut faire abstraction de tout ce que l’on sait du réalisateur et du contexte de ses œuvres (en littérature on parlerait d’intertextualité).
Roman POLANSKI ( 1ère page de son autobiographie ROMAN parue en 1984):
« Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, la frontière entre le réel et l’imaginaire a toujours été désespérément brouillée.
Il m’aura fallu presque une vie pour comprendre que c’était là la clé de mon existence même. Cela m’aura valu plus que ma part de chagrins, d’affrontements, de catastrophes et de déceptions. Mais j’ai vu s’ouvrir devant moi des portes qui, sans cela, seraient demeurées fermées à jamais.
L’art et la poésie, la fantaisie et l’imaginaire m’ont toujours paru plus réels que les étroites limites du monde au sein duquel j’ai grandi dans la Pologne communiste. Très jeune, j’avais déjà l’impression d’être différent de ceux qui m’entouraient : je vivais dans un monde à part qui n’appartenait qu’à moi parce qu’il était le fruit de mon imagination.
Je ne pouvais assister à une course cycliste à Cracovie sans me voir aussitôt sous les traits d’un futur champion. Je ne pouvais voir un film sans m’en imaginer vedette ou, mieux encore, réalisateur, derrière la caméra. Assis au poulailler d’un théâtre, je ne doutais pas un seul instant que, tôt ou tard, ce serait moi qui occuperais tous les regards, au centre de la scène à Varsovie, à Moscou, voire – pourquoi pas ?- à Paris, cette capitale culturelle du monde, si lointaine et si romanesque. Tous les enfants ont un jour ou l’autre laissé courir ainsi leur imagination. Mais contrairement à la plupart, qui se résigne bientôt à la grisaille quotidienne, je ne doutais pas un seul instant que mes rêves se réaliseraient un jour. J’étais possédé de la certitude naïve et bébête que cela n’était pas seulement possible mais inévitable – joué d’avance, aussi inéluctable que la morne existence qui aurait normalement dû m’échoir.
Mes amis et les membres de ma famille, habitués à rire de ma folie des grandeurs, ne tardèrent pas à me considérer comme un bouffon. J’ai toujours adoré faire rire et je jouais donc ce rôle de bonne grâce. Peu m’importait. Par moments, les obstacles qui se dressaient sur mon chemin étaient tels que je n’eus pas trop de toute mon imagination pour simplement survivre. »
Né à Paris en 1933, de parents polonais, juifs non pratiquants, Roman POLANSKI y passe les trois premières années de sa vie.
Pour l’anecdote, ses parents l’ont déclaré sous le prénom de RAYMOND (qu’ils pensaient être l’équivalent français du prénom polonais très répandu : Roman) imprononçable en polonais, il change ce prénom qui le gêne et le « met en colère » dès l’école, pour devenir Roman, « comme tout le monde », écrit-il.
Rentré en Pologne, il passe son enfance à Cracovie où son père a une petite fabriques d’objets en plastique, bientôt dans le ghetto. Sa mère est déportée (en 1941) puis son père est raflé à son tour (en 1943) mais celui-ci réussit à le faire sortir du ghetto et a organiser son hébergement dans diverses familles, en ville d’abord, où Roman découvre le cinéma puis à la campagne, dans une famille de paysans arriérés (où il échappe de peu à la mort mais où il s’initie au ski de façon «rustique »). Roman est livré à lui-même pendant 4 ans (de 7 à onze ans).
Seul son père rentre de déportation mais il revient avec une nouvelle compagne et il installe son fils dans une chambre meublée indépendante : « une fois encore on se débarrassait de moi en me confiant à des inconnus » écrit-il (p.80).
Polanski a dès l’enfance une passion pour le cinéma puis pour la photographie. Il devient acteur dès l’adolescence (il découvre à treize ans la joie d’être acteur, et donc sa vocation, dans un camp scout puis participe à un programme de radio destiné aux enfants dont la responsable est la directrice du « Théâtre des Jeunes Spectateurs ». Celle-ci l’engage pour le rôle principal d’une pièce jouée à Varsovie dans un festival de théâtre où il reçoit un prix ).
Il ne parvient pas à combler son retard scolaire et ne peut obtenir le bac qui lui permettrait de s’inscrire dans une école d’art dramatique. Il est très sportif (il pratique le cyclisme, le ski) mais sa petite taille l’empêche de faire carrière. Il est également très doué en dessin aussi il parvient à s’inscrire à l’Ecole des Beaux-arts ( il est alors dit-il « enfin touché par la passion de bien faire »).
Il est engagé par un groupe d’étudiants de l’école de cinéma de Lodtz, venus tourner leur film de fin d’études près de Cracovie. L’un d’entre eux s’appelle Andrzej WAJDA (qui a 27 ans). Celui-ci lui donne un rôle dans son premier long métrage (Génération ou Une fille a parlé).
Polanski est reçu au concours d’entrée de l’Ecole nationale des hautes études cinématographiques et théâtrales de Lodtz où il passe 5 ans et réalise 8 courts-métrages, tout en jouant dans une dizaine de films.
Il y découvre les films inaccessibles au public polonais d’alors : ses premiers grands moments de cinéma sont Citizen Kane d’Orson WELLES, Rashomon de KUROSAWA et Los Olvidados de Luis BUNUEL, écrit-il.
Ses premiers exercices d’école sont :
Meurtre : court-métrage d’une minute dans lequel un homme, filmé des épaules jusqu’aux pieds, se glisse dans une pièce, poignarde une silhouette endormie puis quitte la chambre.
Le second, Le Sourire, montre un voyeur épiant par la fenêtre d’une salle de bain, une jeune fille nue occupée à se sécher. L’homme manque d’être pris sur le fait et se retire. Quand il revient en tapinois pour se rincer l’œil de nouveau, il ne découvre plus qu’un affreux bonhomme occupé à se laver les dents. L’homme aperçoit le voyeur dans la glace, se retourne et lui adresse un sourire de toutes ses dents.
Avec le dégel des années 1956-1957 (à la suite des révélations de Krouchtchev après la mort de Staline et les premiers mois du règne de Gomulka, les libertés individuelles progressent) les Polonais ayant des parents à l’étranger sont autorisés à faire une demande de passeport.
Polanski a une demi-sœur du côté de sa mère, partie s’installer en France à son retour d’Auschwitz. Il fait donc un séjour à Paris où il devient un pilier de la cinémathèque (il découvre le jeu de James Dean et de Marlon Brando qui le fascinent tous deux) (p.153). Il rejoint au festival de Cannes, Wajda qui y présente son second film Kanal / Ils Aimaient la vie .
De retour en Pologne il tourne un court-métrage Deux hommes et une armoire, envoyé à Bruxelles à un concours de court-métrages dans le cadre de l’exposition universelle de 1958. Il obtient une médaille de bronze. C’est le début d’une collaboration avec le compositeur Krzysztof Komeda.
Il dirige un film La Bicyclette qui raconte comment il a failli être assassiné par un repris de justice, dans un bunker de Cracovie, lors de l’achat supposé d’une bicyclette. Mais les pellicules sont expédiées par erreur en Union Soviétique pour le montage et il n’en récupère qu’une boite de négatifs.
Avec sa première femme, une très belle actrice plutôt volage, il fait un nouveau séjour à Paris où elle doit tourner (1959). Il obtient un passeport consulaire qui lui permet de travailler à l’étranger sans pour autant s’exiler.
Il tourne un court-métrage, Le gros et le maigre à Paris, où il joue le rôle d’un petit domestique maigre et persécuté. « Grand succès de cinémathèques » écrit-il.
Sa femme qui a changé son nom (Barbara LASS) part tourner à Rome Quelle joie de vivre de René Clément, il y goûte la « dolce vita » mais écrit également le scénario de Mammifères, son dernier court- métrage, tourné en Pologne (1962) succession de gags visuels dans la neige (p.191), premier prix au Festival de Tours, prestigieux pour les cinéphiles.
Il parvient difficilement à produire son premier long-métrage, Le couteau dans l’eau et le tourne en Pologne (sa femme lui apprend qu’elle le quitte au cours du tournage). Huis clos tendu, rivalité amoureuse et conflit de générations, sur un bateau, entre trois personnages, un couple aisé et un étudiant pris en stop. Film éreinté par la critique polonaise (jugé « décadent ») mais prix de la critique à la Mostra de Venise.
Installé dès lors en Occident, il rencontre Gérard Brach à Paris, leur première collaboration (ils signeront 9 films ensemble) donne Répulsion, tourné à Londres en 1965 et ours d’argent au Festival de Berlin. A la base film d’horreur de série B, c’est la description des hallucinations d’une jeune femme schizophrène (Catherine Deneuve dans un de ses meilleurs rôles), sexuellement perturbée, restée seule dans l’appartement de sa sœur et qui va sombrer dans une folie homicide.
Ce film lui permet de financer Cul de sac, réalisé en 1966 en Angleterre, à mi-chemin entre l’univers de Kafka et le théâtre de l’Absurde (inspiré selon Polanski de l’humour expressionniste propre à la culture polonaise) : deux gangsters en cavale se réfugient dans un manoir isolé du continent par la marée, où habite un couple étrange, une nymphomane et son mari impuissant (qu’elle travestit et maquille).
L’inspiration humoristique se déploie ensuite dans Le bal des vampires, réalisé en 1967 (film britannique), démystification comique des films d’horreur. C’est pour ce film que Polanski (qui joue lui-même le rôle d’Alfred) engage Sharon Tate qui devient sa compagne.
Puis il signe son premier film hollywoodien, Rosmary’s baby, huis-clos angoissant d’une jeune femme enceinte aux prises avec une secte satanique, d’après le roman d’Ira Levin, avec Mia Farrow et John Cassavetes, film tourné en 1968 (entre les studios de Los Angeles pour les scènes d’intérieur et le « Dakota building » de New york pour l’extérieur). Film au succès immédiat.
Polanski s’installe en Californie avec Sharon Tate. C’est à cette époque qu’il se lie d’amitié avec Bruce Lee (qui devait servir d’expert sur un film où jouait Sharon Tate) qui lui donne des leçons d’arts martiaux.
Le mariage de Roman Polanski a lieu à Londres le 20 janvier 1968 quelques jours avant les 25 ans de Sharon Tate. Elle est assassinée, enceinte de huit mois, le 9 Août 1969, avec quatre autres personnes, alors que Polanski est à Londres pour la préparation d’un film, par Charles Manson et deux membres de sa communauté, la « famille Manson » (ils seront condamnés à mort puis leur peine sera commuée en réclusion à perpétuité, à ce jour les demandes de libération de Charles Manson ont toujours été rejetées).
La presse fait ses choux gras de cet atroce assassinat, toutes sortes de choses seront écrites, faisant porter à la jeune femme et à ses amis la responsabilité de leur mort. Polanski sera lui-même incriminé du fait de son film précédent, de ses explorations macabres : « sexe, drogues, rites secrets, voilà d’après les médias, ce dont le public avait envie, et voilà ce qu’on lui servit » (p.347). Il demande même à passer au détecteur de mensonges.
Meurtri il rentre à Paris où il est harcelé par les paparazzi puis se réfugie en Suisse (il y reprend ses cours avec Bruce Lee). Se disant qu’il ne pourrait pas skier jusqu’à la fin de ses jours mais peu de sujets lui semblant dignes d’efforts à part adapter Shakespeare au cinéma ce qu’il a toujours voulu faire, il décide de tourner un Macbeth au Pays de Galles (en 1971, pendant le procès Manson). Bien qu’il ait espéré que l’adaptation de Shakespeare le mettrait au-dessus de tout soupçon, le film est mal compris, perçu comme une œuvre cathartique :
Selon Neewsweek , le film était «la rationalisation d’une manie psychique», «une œuvre d’art à la manière grandiose de Buchenwald, d’Oradour et des meurtres de Manson».
Il réalise What ? en Italie, avec Marcello Mastroianni et Sydne Rome, comédie érotique où il retrouve le goût de l’absurde.
Puis en 1974 Chinatown avec Jack Nicholson, considéré comme l’un des meilleurs polars du cinéma. Tournage terrible mais grand succès : le film obtient onze nominations aux oscars.
Il écrit le scénario de Pirates avec Gérard Brach mais ne peut le produire. En attendant, il décide d’adapter le roman de Topor et de mettre en scène Le Locataire à Paris. Il demande à être naturalisé français.
Le Locataire est dit-il « le plus rapide de ses films », huit mois sépare le premier jour de travail sur l’adaptation du roman de la première projection publique (p.406).
De retour à Hollywood, il est accusé de viol sur mineur (alors qu’il faisait des photos de la jeune fille dans la maison de Jack Nicholson). Incarcéré après être passé devant le Grand Jury, pour « étude de diagnostic », libéré au bout de 42 jours mais menacé d’y retourner par le juge Rittenband, il s’enfuit en Europe.
1979 Tess, tourné en France ( car il est menacé d’extradition), avec Natassja Kinski, produit par Claude Berri.
Film en mémoire de sa femme Sharon Tate qui lui avait laissé le roman Tess d’Uberville de Thomas Hardy en partant accoucher à Los angeles, sur son chevet, avec une note disant que ça ferait un bon film.
Enorme succès, le film obtient de nombreuses nominations et récompenses tant aux Etats-Unis qu’en France, dont le César du meilleur film et du meilleur réalisateur (1980).
1980 il est invité à mettre en scène une pièce à Varsovie (changements politiques : Solidarité/ Lech Walesa) : Amadeus de Peter Schaffer. La pièce est ensuite jouée à Paris.
1984 il rédige et publie Roman, son autobiographie.
1986 Pirates, tournage cauchemardesque et fiasco financier.
Adaptation au théâtre de la Métamorphose de kafka.
1988 Frantic un thriller avec Harrison Ford (il rencontre Emmanuelle Seigner qui l’épouse et lui donne deux enfants)
1990 Lunes de fiel
1993 La jeune fille et la mort
1999 La neuvième porte
2002 Le pianiste, adaptation de la vie de Wladislaw Szpilman, et sujet très personnel, lui permet de renouer avec le succès (il est ovationné in absentia, à Hollywood où il reçoit l’oscar du meilleur réalisateur, meilleur acteur pour Adrien Brody), Palme d’or à Cannes en 2002, César du meilleur film (2003), du meilleur réalisateur, meilleur acteur etc
2005 Oliver Twist
2010 The Ghost-writer, avec Ewan Mc Gregor et Pierce Brosnan, encore un huis-clos angoissant et en trompe l’œil, dont la post-production est marquée par l’arrestation de Roman Polanski pour l’affaire de mœurs de 1977.
2011 Carnage adaptation de la pièce de Yasmina Reza.
LE LOCATAIRE : PSYCHOPATHOLOGIE
Illustration d’une décompensation délirante d’une psychose paranoïaque.
Paranoïa = penser à côté .
Définie en 1899 par KRAEPLIN comme « le développement lent et insidieux sous la dépendance de causes internes et selon une évolution continue, d’un système délirant durable et impossible à ébranler, qui s’instaure avec une conservation complète de la clarté et de l’ordre dans la pensée, le vouloir et l’action ».
Le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-IV) définit le trouble de la personnalité paranoïaque et inclut les symptômes suivants :
Une méfiance soupçonneuse envahissante envers les autres dont les intentions sont interprétées comme malveillantes, qui apparaît au début de l’âge adulte et est présente dans divers contextes, comme en témoignent au moins quatre des manifestations suivantes.
La personne souffrant de paranoïa :
-s’attend sans raison suffisante à ce que les autres l’exploitent, lui nuisent ou le trompent ;
-est préoccupé par des doutes injustifiés concernant la loyauté ou la fidélité de ses amis ou associés ;
-est réticente à se confier à autrui en raison d’une crainte injustifiée que l’information soit utilisée de manière perfide contre lui ;
-discerne des significations cachées, humiliantes ou menaçantes dans des commentaires ou des évènements anodins ;
-garde rancune, c’est-à-dire ne pardonne pas d’être blessé, insulté ou dédaigné ;
-perçoit des attaques contre sa personne ou sa réputation, alors que ce n’est pas apparent pour les autres, et est prompt à la contre-attaque ou réagit avec colère ;
-met en doute de manière répétée et sans justification la fidélité de son conjoint ou de son partenaire sexuel ;
Il ne survient pas exclusivement pendant l’évolution d’une schizophrénie, d’un trouble de l’humeur avec caractéristiques psychotiques ou d’un autre trouble psychotique et n’est pas nécessairement dû aux effets physiologiques directs d’une affection médicale générale.
Traits ici de la paranoïa dite «sensitive»: personnes timides, repliées sur elles-mêmes, vulnérables, peu expansives. La paranoïa va s’exprimer par le fait que brusquement tout les concerne.
Il est à noter que le changement, de lieu, d’ambiance, a un effet décisif sur les améliorations ou aggravations de la maladie.
Les psychoses paranoïaques, quant à elles, sont désignées dans le DSM-IV sous le terme de troubles délirants (en anglais delusional disorder) :
Délire sans idées bizarres (car impliquant des situations plausibles dans la vie réelle, comme être espionné, poursuivi, empoisonné, infecté, aimé à distance, trompé(e) par sa femme ou son partenaire, ou être atteint d’une maladie) sur une durée d’au moins un mois
Les caractéristiques de la schizophrénie (désorganisation mentale, symptômes négatifs etc.) ne sont pas rencontrées. Toutefois, dans de rares cas, des hallucinations sensorielles (en rapport avec les thèmes du délire) peuvent être observées.
Mis à part l’impact du délire, la maladie n’handicape pas le patient dans son mode de vie, et son comportement n’est pas inhabituel ou bizarre
Si des troubles de l’humeur sont observés, leur durée est plus brève que celle des épisodes délirants
Les dysfonctionnements ne sont pas dus aux effets physiologiques directs d’une substance chimique (qu’il s’agisse d’une drogue illégale ou d’un médicament) ou d’une affection médicale générale
Le délire paranoïaque présente donc plusieurs particularités :
Il utilise presque uniquement pour s’édifier un mécanisme d’interprétation. Autrement dit, le sujet perçoit bien ce qui lui arrive, mais il attribue à son expérience un sens différent de la réalité (exemple : « Le feu est passé au rouge quand je suis arrivé en voiture, cela montre bien qu’on me surveille »).
Les thèmes (c’est-à-dire le contenu) du délire sont variés, mais concernent souvent des idées de persécution, de préjudice, de jalousie, de complot, etc.
Le délire est dit hautement systématisé c’est-à-dire qu’il présente un fort degré de cohérence interne. Dans la mesure où il se développe de manière parfaitement cohérente et logique, même si cela est sur des prémisses fausses, il peut entraîner l’adhésion complète de l’auditeur.
Enfin, le délire paranoïaque est dit :
-soit en secteur lorsqu’il reste limité à un domaine de la vie du patient (exemple : un homme délire sur le fait qu’il est trompé par sa femme, mais ne présente aucune idée délirante dans les autres secteurs de sa vie) ;
-soit en réseau, lorsque le délire concerne peu à peu tout le fonctionnement psychique du sujet et tous les secteurs de sa vie (comme dans la théorie du complot généralisé).
En ce qui concerne le sentiment de persécution, ce sont les faits réels de la vie quotidienne qui deviennent objets d’interprétation. La fausseté du jugement est l’élément prégnant. Si le contact avec la réalité interne ou externe n’est jamais perdu pour le paranoïaque délirant, il a la certitude qu’il ne peut s’agir que d’une agression à son égard.
Dans Le Locataire, les éléments « objectifs » ne manquent pas et concourent à entraîner le spectateur dans le cheminement de T. à la façon dont les paranoïaques entraîne son entourage dans son délire : au café il s’assied par hasard à la même place que Simone C. Le garçon, pris dans son discours, lui sert un chocolat et les tartines que prenait Simone. C. On lui propose des Marlboro à la place des Gauloises demandées. Lorsqu’il se révolte et réclame un café, la machine est en panne. La carte postale adressée à Simone C. lui est donnée par la concierge. Quand il essaie de fuir et a un accident, il est ramené inexorablement chez lui par le couple qui l’a renversé. On le bouscule sans arrêt, il marche dans une crotte de chien, il se prend les portes dans la figure (car on ne fait pas très attention à lui mais lorsqu’un ivrogne paie une tournée générale « sauf un » dans un bar, ce n’est pas T. qui est exclu comme on aurait pu l’attendre, mais Badar).
Complication : syndrome dépressif avec risque suicidaire très important…
LE MATERIEL CINEMATOGRAPHIQUE :
Polanski relève la gageure de mettre en images la folie en interrogeant les limites de la normalité et de la folie, hors de toute explication psychologique et préserve dans ce portrait d’un sujet délirant la part du mystère et de l’insondable.
Le Décor : Une bonne part du budget, écrit Polanski, a été dépensée pour le décor compliqué et composite qui sert de cadre à la majeure partie de l’action, ce vieil immeuble décati. C’est Pierre Guffroy (qui a travaillé sur tous les films français de Buñuel) qui a conçu ce décor dans les studios d’Epinay. Comme il devait se limiter à deux étages du fait de la hauteur du studio, la hauteur de la façade a été multipliée par deux grâce à un grand miroir posé à plat sur le sol.
Les murs et les parois sont conçus pour pouvoir s’allonger à volonté, augmentant ou réduisant l’espace pour créer, de toutes pièces, un paysage psychique. Le personnage est confiné dans un intérieur inquiétant et hostile, sombre et vieillot à son image.
L’appartement qu’il désire ardemment, s’oppose au loft lumineux d’un des amis de Stella
Pour la séquence d’ouverture du générique, Polanski a utilisé pour la première fois, une invention française, la Louma, une caméra téléguidée et montée sur grue.
Polanski accorde une importance toute particulière à ses génériques (même pour la typographie ou le jeu des logos) et on peut penser que ça a quelque chose à voir avec la question des origines et de l’identité. Génériques toujours accompagnés de musique originale. Ici les titres sont en surimpression photographique sur la première séquence du film (de Jean Fouchet).
«Le générique fait partie de la composition même d’un film, dit-il. Je le comparerais à l’ouverture d’opéra. Et au sens même d’ « ouverture ». Comme l’ouverture musicale où le compositeur doit dessiner les traits de sa pièce globale».
La séance d’ouverture stimule l’atmosphère, la résume et l’annonce, cultivant la part de noirceur et de trouble. La caméra serpente dans la cour de l’immeuble de façon vertigineuse et inquiétante, elle balaie l’immeuble de haut en bas puis sur les côtés laissant entrevoir des silhouettes derrière les fenêtres.
Elle est d’emblée sous le signe du voyeurisme et du double avec le visage de Trelkovsky qui regarde derrière le rideau de la fenêtre de l’appartement du troisième étage, puis lorsque la caméra remonte, à sa place il y a une femme. Simone Choule apparaît à la fenêtre des toilettes puis c’est T., enfin nous voyons Trelkovsky lui-même entrer par la porte cochère de l’immeuble.
Polanski travaille également pour la première fois avec le musicien Philippe SARDE, frère d’Alain Sarde, qui compose une musique originale.
Utilisation d’un instrument particulier : le «glass harmonica»
Le verre est un élément obsessionnel pour T. et prémonitoire de sa propre fin.
Son du robinet qui goutte (bruits épouvantables de tuyauterie lorsque Trelkovsky ouvre le robinet de sa cuisine alors qu’il a payé une importante reprise du fait des travaux pour mettre l’eau dans l’appartement !).
Voir les occurrences de la musique.
Selon FREUD le mécanisme défensif essentiel est celui de la projection, via la projection le paranoïaque se défend contre des pulsions inacceptables, en particulier la haine et l’agression. (Freud Cinq psychanalyses p. 311)
La constellation des défenses pare à des désirs homosexuels refoulés (à propos du cas Schreber [le délire de Schreber tourne autour de l’obligation de se transformer en femme afin de faire jouir Dieu en relation permanente avec lui et être à l’origine d’un nouveau genre humain grâce aux enfants auxquels il donnerait naissance]) :
la proposition «moi (un homme(, je l’aime (lui un homme)» est niée «je ne l’aime pas, je le hais» et du fait de la projection, devient «il me hait (il me persécute)» (p.308).
Il y a fixation au stade du narcissisme, écrit Freud, entre l’autoérotisme, les pulsions partielles et l’amour objectal. (p.316).
La projection qui consiste à mettre hors de soi un sentiment ou un désir qui appartient au sujet ( chez le bébé, écrit Freud dans la négation, cela commence par «cela je veux le manger ou bien je veux le cracher») a une dimension plus subtile chez le paranoïaque : ce qui rend l’étranger mauvais, c’est le fait qu’on attende de lui autre chose que de l’indifférence et on le ressent hostile du fait même qu’il nous ignore (voir la scène dans le loft de l’ami de Stella où T. interroge un ami de S. sur ses relations avec ses voisins et celui-ci répond «je ne m’occupe pas des autres»). Le sentiment de persécution procède ici non pas d’une projection du mauvais mais de la blessure narcissique de ne pas exister pour l’autre de ne pas être reconnu et aimé de lui.
Il s’agit essentiellement d’une blessure narcissique mais le sujet reste lié au monde, aux autres, par un vécu de préjudice.
La seule issue est l’extériorisation des éléments destructeurs contenus en soi.
Si on considère la pulsion orale :
Karl Abraham divise le stade oral en deux phases : il y a ici régression au stade sadique oral cannibalique (voir la Cuisine cannibale de TOPOR !)
[Stade oral précoce = plaisir de la succion, gratifiant et frustrant.
Stade sadique oral cannibalique = ambivalence pulsionnelle. Désir de mordre, d’incorporer l’objet tout en le détruisant. L’incorporation devient destructrice d’où l’angoisse de détruire l’objet aimé et d’être dévoré à son tour. L’objet perdu incorporé est confondu avec le Moi et peut être attaqué de l’intérieur comme dans la mélancolie].
Dès le début du film nous voyons le héros assister à la fin du repas de son futur propriétaire (monsieur Zy au nom phallique mais amputé): celui-ci se cure les dents et réingurgite le morceau pris avec son allumette.
Quand Trelkovsky rend visite à Simond Choule à l’hôpital, il lui apporte des oranges qu’il laisse tomber sous le lit. Les voisins mangent. Une femme est souillée par ses vomissements.
La crémaillère de Trelkovsky où il y a quantité de nourriture, laisse place aux déchets qui jonchent la pièce. Déchets qu’il peine à transporter jusqu’aux poubelles de l’immeuble. Les restes dont il souille l’escalier (mais qui là disparaissent magiquement ) préfigurent le sang dont il souillera ces mêmes escaliers lors de son suicide répété.
Lorsque Trelkovski boit chez Stella, il vomit.
C’est le plaisir des pulsions orales qui est refoulé, le plaisir devient répulsion, dégoût. A côté du bon sein, le mauvais sein qui ne comble pas est le reflet d’un monde hostile, malveillant, projection de l’agressivité du sujet.
Julia Kristeva dans Le pouvoir de l’horreur écrit que la première forme d’abjection porte sur la nourriture.
Le Locataire illustre en quoi le paranoïaque incarne contre son gré l’objet à exclure, l’objet déchet.
Fil de la thématique anale tout au long du film, liée à l’étiologie homosexuelle de la paranoïa postulée par Freud et donc la fixation à l’érotisme anal.
Mais rappelons que pour RACAMIER «en se jetant sur l’analité le patient se protège de son oralité».
Là encore on peut se référer aux deux phases du stade sadique-anal décrites par Karl Abraham :
– Phase sadique-anale expulsive : l’autoérotisme est lié à l’évacuation. Expulsion de l’objet détruit qui prend valeur de défi envers l’adulte.
– Phase passive et masochique de rétention. Le but pulsionnel est la maîtrise de l’objet, ce qui suppose sa conservation.
Stade de l’ambivalence, le même objet pouvant être conservé ou expulsé.
Entre la 1ère et la 2ème phase se trouve pour K. A. la frontière entre la psychose et la névrose : l’objet expulsé est perdu dans la psychose, retenu et gardé dans la névrose obsessionnelle.
Dès les négociations, Trelkovski évoque la possibilité d’une diarrhée nocturne pour faire baisser le prix de la location.
Tout est sale, crasseux dans l’appartement. Le copain pisse dans l’évier.
Trelkovsky marche sur les ordures après sa fête de crémaillère.
Il marche dans une crotte alors qu’il marche dans la rue avec Stella (près du trou des Halles).
Lorsque la voisine persécutée se venge en déféquant sur les paillassons, c’est l’immeuble entier qui devient cloaque.
Dans le roman de Topor la thématique anale est encore plus prégnante avec beaucoup d’éléments scatologiques et une très forte attirance pour l’excrémentiel (trou des toilettes).
Au lieu d’établir avec l’objet d’amour une relation satisfaisante en raison d’une trop grande ambivalence, le paranoïaque cherche à récupérer l’objet perdu en l’incorporant analement en partie. Par-là s’expliquerait l’envahissement par l’autre que vit le paranoïaque.
Idée d’introjection du persécuteur.
Le thème de la persécution est lié au clivage de l’objet. Le fantasme de persécution par les « mauvais objets » (dans la «position paranoïde» de Mélanie Klein) se rejoue dans les délires paranoïaques. On peut dire que Trelkovski lutte contre sa propre destructivité.
Parmi les auteurs récents (Piera AULAGNIER dans La violence de l’interprétation) c’est vers une haine entre les parents que se déplace l’étiologie homosexuelle de la paranoïa.
Haine d’abord extérieure au sujet car elle lui préexiste mais aussi intérieure puisque c’est à elle qu’il rattache sa venue au monde et il se représente cette venue au monde comme une scène de bataille et de destruction (dans le film la seule enfant de l’immeuble est handicapée).
Piera Aulagnier distingue trois temps dans cette étiologie paranoïaque :
– attachement exclusif à la mère
– idéalisation du père qui permet de se détacher de cette fusion (dont le schizophrène n’aurait pu sortir)
– l’idéalisation du père devient négative, il est porteur d’un désir mauvais et dangereux. La mère est une créature souffrante qu’il faut protéger (la seule femme identifiée comme mère dans le film est une femme pas plus haute que sa fille, coiffée comme une enfant, geignarde et persécutée par tous les habitants de l’immeuble).
Derrière la mère victime se profile la mère toute puissante (c’est cette même mère du film qui commence par attaquer T. en le désignant comme persécuteur potentiel, qui défèque devant les portes pour se venger et désigne ainsi T. à la vindicte des autres locataires).
Derrière le père bourreau il y a le père déchu, d’où des alliances et des renversements mobiles.
Thème de la scopophilie, de la pulsion scopique (à l’origine du plaisir du cinéma !).
Au nouveau locataire la concierge indique la fenêtre des toilettes en insistant sur le fait qu’il est bien placé pour «se rincer l’œil» : «Vous êtes bien placé pour le coup d’œil !»
Jumelles et miroirs sont des accessoires importants de ce jeu de regards.
Qui est le voyeur ? Si on pense au principe d’inversion postulé par Freud, Trelkovsky qui voit des personnes immobiles l’espionnant depuis la fenêtre des toilettes peut observer, lui, des personnes s’activant aux toilettes (et d’ailleurs la première personne qu’il aperçoit, un homme, s’installe aux WC). C’est sans doute de cela dont il s’agit, quand allant lui-même aux toilettes, il se voit observant à la fenêtre de son appartement avec des jumelles.
Mais le thème du regard interroge surtout la place de l’autre. Face aux interrogations fondamentales, existentielles, le paranoïaque ne s’interroge pas sur le monde ou sur lui-même, il sait.
La place de l’autre passe par le regard: être saisi dans le regard de l’autre.
(voir J.P. Sartre dans L’être et le néant le chapitre sur «le regard» : «il suffit qu’autrui me regarde pour que je sois ce que je suis» p.301)
Le paranoïaque refuse d’être épinglé dans le regard de l’autre car il a l’angoisse de laisser échapper quelque chose de lui-même (comme les ordures que T. sème dans l’escalier ?). Le sujet se croit au centre de l’attention (négative) de l’autre. Cela n’est pas sans relation avec l’expérience d’avoir été surveillé enfant, «tenu à l’œil» par un parent sévère et la croyance pour l’enfant qu’il ne peut rien dissimuler aux parents (enveloppe psychique).
Agression par le regard : ce qui fait défaut au paranoïaque c’est la certitude qu’on ne peut l’envahir, qu’il n’est pas troué ou poreux et qu’il existe bien entièrement (menace d’anéantissement)
Faute de se sentir à l’abri dans son espace psychique et physique propre, tout geste d’autrui sera vécu comme envahissant (tout bruit, toute odeur, tout signe)
La relation à l’autre est survalorisée, surinterprétée car angoissante, menaçante.
Quelle est place de la sexualité dans ce contexte ?
Plutôt que culpabilisée, elle révèle la part d’intime, de ce qu’il ne faut pas dévoiler
Monsieur ZY ( «zizi» est un mot d’enfant ) place son interlocuteur dans une position infantile lui interdisant toute possibilité de pratique sexuelle sous prétexte d’ordre et de moralité (ce qu’exprime visuellement certaines scènes filmées en contre-plongée, comme du point de vue d’un enfant).
Monsieur Zy est un substitut de père, à la fois gratifiant (il accepte de louer l’appartement et trouve T donc plutôt sympathique au départ) et interdicteur (comme le prêtre lors de l’enterrement), émasculateur (Cf Schreber).
Si nous postulons que le réalisateur nous met à la place de son personnage principal puis tout est vu est entendu du point de vue de Trelkovsky (la place de la caméra dite «subjective», filmant à hauteur des yeux, y contribue) c’est de son point de vue que nous entendons les conversations systématiquement lubriques de ses collègues, conversations qui peuvent être assez énigmatiques comme dans la scène où ses amis discutent chez lui. Puissance des fantasmes d’autant plus prégnants que Trelkovsky ne semble que peu préoccupé de passer à l’acte.
Lors de sa crémaillère son attitude est passive, impassible, devant l’empressement de la jeune femme qui lui fait des avances.
Dans la relation primitive, le regard qui unit le bébé à la mère, le futur paranoïaque est incapable d’interpréter, de reconnaître sur le visage de l’autre les signes de ce qu’il ressent, de donner une réponse à «que me veut-il ? ou elle ?». Sa réponse sera la surinterprétation, il invente le sens qu’il ne peut repérer.
Quand il organise ces éléments en un délire, les regards et les messages qu’on lui adresse deviennent l’expression d’un seul Autre qui se distribue en de multiples visages.
Considérons les différentes scènes avec Stella :
– Le premier contact avec Stella naît dans un cadre mortuaire, à l’hôpital où ils se rencontrent devant Simone Choule mourante. A la sortie Trelkovski est pris d’une très forte envie d’uriner (café).
– 1ère approche au cinéma de Stella : regard du voyeur
(Film de Bruce Lee (Opération Dragon) à l’image de la violence qu’éprouve et réprime T.)
– Lorsque T. voit Stella à l’enterrement de Simone Choule, commence le délire.
– Stella, chez elle, se montre entreprenante, T. tient un premier discours délirant à thème d’angoisse de morcellement. «A partir de quel moment précis l’individu cesse d’être ce qu’il croit être ?». L’atteinte à l’unité du corps prélude à l’effondrement prochain. T. vomit au réveil.
– Il va chez Stella pour chercher refuge. Il se confie à elle (relation sexuelle ?). Frayeur lorsqu’elle le réveille.
Il croit au matin reconnaître monsieur Zy par l’œilleton de la porte, il casse tout chez Stella et la vole .
– Dans la cour transformée en théâtre, Stella est proche de monsieur Zy, elle lui caresse la cuisse (comme au cinéma avec T.).
– Dernière scène à l’hôpital où il se voit avec Stella comme au début du film.
Simone Choule, lui dit Stella, n’aimait pas les hommes, on peut en déduire que Trelkovski n’aime pas les femmes
Mais comme l’écrit Racamier, l’homosexualité psychotique «n’est pour le sujet qu’une tentative, désespérée et vouée à l’échec, de se construire une identité cohérente devant le vide angoissant laissé par la relation dangereuse avec l’image maternelle et la relation inconsciente avec l’image paternelle».
«Le paranoïaque se défend avant tout contre ses désirs passifs dirigés vers la mère et secondairement vers le père», «sur le chemin régressif qui, selon Freud, le ramène de l’homosexualité au narcissisme, le patient ne rencontre aucune assise narcissique, il ne rencontre que l’angoisse psychotique du rapport anéantissant avec l’objet maternel».
«Tout son système vise à écarter la libido de son champ de perception affective ; il se comporte comme si l’amour allait le dissoudre».
«C’est bien en fait le danger intérieur qui fait tant courir le paranoïaque : non point seulement le danger qu’il soit châtré dans une relation homosexuelle(…) mais encore et toujours le danger qu’il soit englouti, anéanti, dans la relation qui forme la matrice de toute relation : celle avec la mère».
Dans le cas de T. , devant le danger de la castration, comme pour Schreber, « le moi est dédommagé par la mégalomanie », le fantasme de désir féminin se fait jour et devient acceptable quand T . se réapproprie la menace de transformation en femme, décide de s’en faire l’acteur et de le «donner à voir».
L’identité sexuelle interroge l’identité tout court :
Fil de l’identité tout au long du film (relative par rapport à ce qui pourrait en être dit en 2012 !) : le nom étranger, le fait que T. soit naturalisé, la carte d’identité dans un piteux état.
Voir le discours de monsieur Zy qui doit trouver un écho aux oreilles de Polanski : le fait d’aller voir la police, dit-il, «aurait un effet désastreux sur la réputation de chacun», «je dit ça en pensant un peu à vous, les individus qui ont affaire à la police paraissent inévitablement un peu suspects, surtout s’il ne sont pas français» / «je suis naturalisé !» / «je sais que vous n’avez rien à vous reprocher mais les autres n’en savent rien. On vous suspectera de Dieu sait quoi !».
«toute régression formelle à ce mode de relation (peur de la relation avec la mère, du rapprocher et de l’engloutissement) entraîne soit une dépression, soit, ce qui est pire, une dépersonnalisation grave, et même plus encore une dépersonnation» écrit Racamier.
La fuite de l’omniprésence de l’autre, de la nécessité d’inclure l’autre dans le délire, est impossible, impensable, car il ne peut se fuir lui-même (et les autres ne sont que le support de ses projections) sauf dans le suicide.
Le corps est l’enjeu de la haine et le délire finalement masochiste comporte le risque de se perdre soi-même, de perdre ce corps qui fait écueil à la toute puissance de la pensée.
Le persécuteur encore une fois est interne et le sujet peut lui répondre avec la même violence que s’il s’agissait d’un étranger envahissant : autoagression toujours possible, mais aussi maltraitance à enfants. Les deux enfants présents dans le film sont agressés :
Dans le film, l’enfant du jardin des Tuileries prend la place du persécuteur interne (T. le contemple longuement/l’enfant a perdu une dent !)
La petite fille handicapée est maltraitée et directement identifiée à T. dont elle prend le masque et la fonction de bouffon. «C’est lui» dit-elle dans l’hallucination de T.
Si on considère la scène initiatrice du délire de T. (dans l’église au moment de l’enterrement), T. a dans son champ visuel à la fois Stella, objet d’un désir potentiel mais aussi la petite fille handicapée, au regard torve et sa mère. La projection sur la petite fille est renforcée plus loin par le flou concernant le sexe de l’enfant devenue petit garçon turbulent dans les propos de mme Dioz.
La question de l’identité est au départ adressée à Simone Choule, dont on ne connaît que le nom, réduite à un corps entouré de bandages qui la momifient et la rendent méconnaissable. On ne voit d’elle qu’un œil ouvert et une bouche édentée comme une plaie béante. Sorte de fantôme qui va devenir le double inversé de T. puisqu’à la fois femme et morte.
Simone Choule est associée au symbole du trou : lors de la visite à l’hôpital (bouche ouverte où il manque une dent, d’où sort un cri effrayant), sa dent est dans un trou («micro-tombe») derrière l’armoire, c’est elle qui a fait le trou dans la verrière en se défenestrant.
Trou obscène et mortifère, lien entre le scatologique, le mortifère et la sexualité..
La mort est liée ici à la nourriture et à l’excrémentiel, éléments persécuteurs dans des fantasmes d’introjection et d’expulsion, de projection.
Lors des obsèques de Simone Choule, la voix du prêtre s’adresse à Trelkovski sur un mode hallucinatoire « tu oses venir ici me narguer » etc.
La thématique de la féminisation est ici détaillée à titre de conséquence et non de cause de la folie par le réalisateur.
Privé de son sexe, comme il avait été privé de ses objets ( y compris de ses ordures), cambriolé, volé de ses photos de famille, d’enfance sans même pouvoir porter plainte et faire reconnaître la perte, l’identité de T. est interrogée tout au long du film «à travers le miroir», pourrait-on dire, avec ses interrogations dans le miroir et le jeu de substitutions que permet la porte miroir de l’armoire. En scrutant le miroir, T. s’interroge sur une énigme, énigme de la différence des sexes, mais aussi de façon plus archaïque (en référence à l’antiquité égyptienne et à ses hiéroglyphes dont le thème parcourt le film) incapacité à symboliser, à se saisir comme un tout.
Lorsque T. s’aperçoit qu’une de ses dents a été arrachée, il s’écrie «monstres, vous ne me changerez pas en Simone Choule !» protestant, comme Schreber, contre cette transformation en femme que l’Autre veut lui imposer.
Le 2ème temps est marqué par l’annonce «ils veulent que je me suicide ! D’accord, ils vont voir !».
T. s’habille, se coiffe, se maquille, parle, comme il imagine que le ferait une femme, comme le ferait Simone Choule. Il habite littéralement le personnage suivant ce que Lacan appelle une «capture dans l’image féminine».
Lacan détourne la thèse de l’homosexualité dans l’étiologie de la paranoïa et avance son concept du «pousse à la femme» comme conséquence de la forclusion du nom-du-père.
En se transformant en femme, Trelkovski s’imagine «enceinte» : sa mort est un accouchement, il se réapproprie le fantasme et lui donne une issue acceptable, là encore comme Schreber.
Lorsque la menace s’étend et qu’il n’y a plus personne de confiance (pas même Stella), il devient l’objet nuisible qu’il s’agit de faire disparaître de la scène du monde. Il se soustrait réellement du monde, donnant ainsi une limite à la solution délirante (issue toute autre pour Schreber, rédemptrice en quelque sorte).
A la fin, devenu corps sans identité, entouré de bandages, définitivement identifié, identique, à Simone Choule, retour au monde des androgynes (dont parle Freud dans Au delà du principe de plaisir), retour à l’inanimé, confondu avec une morte, réduit à une bouche ou un trou d’où ne peut sortir que le cri final qui conclut le film (mouvement de la caméra qui s’engouffre dans la bouche hurlante) [on pense au Cri de Munch]. Souffrance indicible et immense effroi qui saisissent le paranoïaque au point d’acmé de son délire.
Mais aussi retour du même, de l’identique, qui signe le ressort premier du psychotique, dont parle Racamier, l’ « undoing » la défense qui consiste purement et simplement à faire que des situations, actes, faits et affects ne se soient pas passés, n’aient pas existé : «ce que le malade désire profondément c’est de défaire ce qui s’est passé» écrit-il. Pour cela il s’agit de transformer radicalement une réalité à la fois intérieure et objective en l’effaçant tout entière.
Le fait de «donner à voir» la transformation et le suicide interroge l’imaginaire de l’homme de spectacle, l’homme de scène qu’est Polanski mais aussi notre propre imaginaire de spectateur attendant que l’on nous en donne pour notre argent (voir la mise en scène de La Métamorphose de Kafka et l’interprétation de Grégoire Samsa par Polanski avec une économie de moyens qui mettait en relief toute la richesse de son interprétation).
Pour conclure, je voudrais associer avec l’exposition Les Maîtres du désordre, au musée du Quai Branly, qui montre le rôle des «bouffons», des «clowns sacrés» dans différentes cultures, comme intercesseurs avec le monde des esprits, le rire en tant qu’arme contre le chaos , qui permet de penser le chaos.
Voir Racamier, le concept du «paradoxal» (formation psychique liant entre elles deux propositions inconciliables mais non opposables), qui organise l’insoluble, suprême défense dont on trouve une illustration dans l’humour, fut-il noir ! (Souffrir et survivre dans les paradoxes p. 899, 903 ).